
Le délai du recours pour excès de pouvoir
au crible du Droit international des droits de l’Homme.
Hicham BERJAOUI.
Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et Sociales
Université Hassan II – Casablanca Maroc
مقال نشر في مجلة جيل حقوق الإنسان العدد 29 ص 147.
ملخصخلافا للقانون الدولي لحقوق الإنسان الذي يتأسس على مبدأ المساواة بين الأطراف أمام القاضي، وهو المبدأ المستوحى من القانون المدني والناظم لأحكامه، يقوم القانون الإداري على مبدأ سمو “المصلحة العامة”، الممثلة من قبل الإدارة، على “المصالح الشخصية” التي يرومها المتقاضون العاديون، وبالاستناد إلى مبدأ سمو المصلحة العامة، منح القانون الإداري امتيازات متعددة للإدارة، لا تنسجم طبعا مع القانون المدني، تتجلى في اعتماد قرينة مطابقة قراراتها، بمجرد صدورها عنها، للقانون، وتتجلى أيضا في ايلاء أجل قصير، نسبيا، للمتقاضين قصد الطعن بالإلغاء في القرارات الإدارية والذي حدده، على سبيل المثال، المشرع المغربي في ستين (60) يوما والمشرع الفرنسي في شهرين.
أخذا في الاعتبار النتائج المتمخضة عن تبني مبدأ علو “المصلحة العامة”، واستحضارا للتغييرات البنيوية التي اكتنفت هذا المبدأ، خصوصا ما يتصل منها بالاعتراف بكون “المصلحة العامة ” لا تجسد “كلا متجانسا” وإنما تتشظى إلى “مصالح عامة” مختلفة كما هو الشأن بالنسبة للمصالح الشخصية/الذاتية، أقر القانون الدولي لحقوق الإنسان إجراءات نوعية تسعى إلى الحد من تداعيات التمايز القائم بين المصالح العامة والمصالح الشخصية أمام القاضي الإداري،كما أولى للحق في إدارة جيدة صفة حق إنساني.
كلمات مفتاحية: امتيازات غير منسجمة مع القانون المدني – سمو القانون الدولي لحقوق الإنسان – تشظي “المصلحة العامة”.
Résumé:
A la différence du Droit international des droits de l’Homme qui repose sur le principe, corroboré également par le Droit civil, de l’égalité des parties et des intérêts devant le juge, le Droit administratif, lui, postule la suprématie de l’intérêt général, que poursuit l’Administration, par rapport aux intérêts privés poursuivis par les justiciables ordinaires, et se fonde, de ce fait, sur le principe de l’inégalité des parties à un litige administratif, en octroyant à l’Administration des prérogatives exorbitantes au Droit commun (entre autres: la présomption de légalité des actes administratifs, un délai de contestation contentieuse relativement réduit -60 jours- etc).
Face à l’inégalité résultant de la conception transcendante de l’intérêt général et compte tenu des changements notoires l’ayant affectée, le Droit international des droits de l’Homme déploie une pluralité d’instruments visant la protection des intérêts licites du requérant. Ces outils s’incarnent dans la mise en place, par le juge des droits de l’Homme, d’une procédure de réexamen des litiges administratifs et dans la consécration du droit à une bonne administration en tant que droit humain.
Mots-clés: Exorbitance au Droit commun – Primauté du Droit international des droits de l’Homme – Eclosion de la notion d’ « intérêt général ».
Introduction.
Le Droit international des droits de l’Homme impartit un intérêt exponentiel aux libertés individuelles et vise, de ce fait, à limiter les restrictions que peuvent leur imposer les ordres juridiques étatiques, en particulier dans les procédures judiciaires rattachées à des ensembles normatifs spéciaux, dérogatoires au principe de l’égalité des justiciables, quel qu’il soit leur statut juridique (personne physique ou morale, privée ou publique etc.), devant le pouvoir judiciaire.
Le Droit administratif, étant, à maints égards, un ensemble normatif exorbitant au Droit commun, génère des situations d’incompatibilité, voire d’antinomie, par rapport au Droit international des droits de l’Homme, lesquelles situations débouchent, le plus souvent, sur des ajustements du principe, incarnant une sorte d’orthodoxie administrative, du primat de l’intérêt général sur les intérêts individuels.
D’ores et déjà, peu nombreux sont les écrits doctrinaux qui dérogent à la tradition de l’emploi de « l’intérêt général » au singulier, car ce dernier est, d’emblée, un et indivisible. Or, les faits ne cessent de montrer que l’intérêt général connait un fort mouvement de catégorisation se matérialisant dans l’émergence d’ « intérêts généraux » au pluriel. La portée de l’intérêt général est, donc, plurielle et catégorielle et le postulat de son uniformité n’est plus de mise.
Dans l’optique du Conseil d’Etat français([1]), le contenu de l’intérêt général et les dispositifs mobilisés pour le préserver, sont tributaires de deux conceptions de la démocratie. « D’un côté, celle d’une démocratie de l’individu, qui tend à réduire l’espace public à la garantie de la coexistence entre les intérêts distincts, et parfois conflictuels, des diverses composantes de la société ; de l’autre, une conception plus proche de la tradition républicaine française, qui fait appel à la capacité des individus à transcender leurs appartenances et leurs intérêts pour exercer la suprême liberté de former ensemble une société politique([2])». Il en découle que la haute juridiction de l’ordre juridictionnel administratif français adopte la théorie de la suprématie de l’intérêt général et de son indivisibilité.
L’adhésion du Conseil d’Etat à la conception transcendante de l’intérêt général, tant dans son action juridictionnelle que dans son action consultative, consolide le caractère exorbitant du Droit administratif et la tendance, en résultant, consistant en l’octroi de prérogatives supra-individuelles à l’Administration, présentée, du reste, comme l’outil privilégié de mise en œuvre de la loi qui exprime, dans le régime constitutionnel français, et dans les régimes qui s’en inspirent, « la volonté générale »([3]).
Bien qu’il incarne la clef de voûte du Droit public, l’intérêt général ne comprend pas un contenu figé et immuable. « L’enjeu aujourd’hui est de concevoir un nouveau cadre accepté de définition de l’intérêt général, nouveau cadre permettant un exercice réel de la citoyenneté à tous les niveaux »([4]).
Le nouveau cadre de définition de l’intérêt général ne peut que tenir compte des orientations jurisprudentielles des juridictions internationales, en particulier celles destinées à la protection des droits de l’Homme.
Il importe de préciser que les répercussions contentieuses de l’acception transcendante de l’intérêt général continuent de façonner le Droit du contentieux administratif.
En guise d’illustration, l’obligation de motivation des actes administratifs n’est intervenue que récemment (par rapport à la date d’émergence du Droit administratif, assimilée à celle de la parution de la décision([5]) du Tribunal des conflits du 8 février 1873 relative à l’affaire Blanco), les actes de l’Administration bénéficient de la présomption de légalité([6]) car cette dernière n’est pas tenue de demander l’avis du juge avant de les prendre, et la brève durée de 60 jours continue d’être attribuée au délai du recours pour excès de pouvoir. Ce dernier aspect des retombées contentieuses de l’uniformité et de l’indivisibilité, précédemment mentionnées, de l’intérêt général, constituera le fil conducteur de la présente étude.
Au demeurant, le Droit administratif, étant un champ juridique évolutif et mutable, ne peut être négateur de l’avancement du mouvement juridico-politique de protection des droits de l’Homme, notamment après la mise en place d’institutions juridictionnelles chargées de contrôler leur respect effectif par les Etats.
Les orientations jurisprudentielles du juge des droits de l’Homme tendent foncièrement à instaurer une égalité avérée entre les intérêts que poursuit l’action administrative et ceux des individus, en entraînant « des modifications de législations, des ajustements jurisprudentiels et, au final, une harmonisation du régime juridique des droits et libertés »([7]).
Parmi les ajustements engendrés par l’action contentieuse du juge des droits de l’Homme, existe celui qui concerne la durée des délais de recours juridictionnels contre les décisions administratives. Depuis l’édiction de la Recommandation n° R(2000)2 du Comité des Ministres de l’Union Européenne, adressée aux Etats Membres, et sur la base des arrêts pris par la Cour Européenne des droits de l’Homme, le procédé du réexamen et de la réouverture d’affaires litigieuses tranchées, parmi lesquelles figurent, bien évidemment, les litiges administratifs sur lesquels le juge s’est définitivement prononcé, est d’actualité récurrente.
En dépit de ce que nous pourrions appeler « perméabilité résistante » (elle n’est plus « imperméabilité » force est de le constater) du régime juridique français et des régimes juridiques qui s’en inspirent, le juge administratif s’est référé aux normes communautaires pour exercer son rôle de protecteur des administrés vis-à-vis des interventions irrégulières de l’Administration. Ainsi lit-on, dans l’article du professeur Sylvandre PERDU, les propos saillants suivants: « l’influence européenne ne passe plus par l’incitation ou la persuasion, elle est « officialisée » ou institutionnalisée par le biais d’une voie de recours extraordinaire »([8]) en l’occurrence le procédé de réexamen et de réouverture.
En propos concis, le Droit international des droits de l’Homme façonne les régimes nationaux des Etats, et notamment le Droit administratif. Le corollaire du recours en réouverture, institué par la jurisprudence du juge des droits de l’Homme, est, entre autres assurément, la prolongation du délai général de l’examen de l’acte administratif par le juge qui doit, dans ce cas, consentir la prévalence plutôt à l’intérêt individuel auquel aspire le requérant qu’à celui, général et abstrait, invoqué par l’Administration.
De façon générale, le délai fournit une des cautions fondamentales de la sécurité juridique et du fonctionnement stable de la règle de Droit. Aussi, le délai peut être perçu comme le substrat du Droit processuel([9]) dans son entièreté.
La règle de Droit peut être préjudiciable à son destinataire qui dispose, par conséquent, du droit d’en contester la validité devant un tiers pouvoir, ne dépendant ni du Législatif ni de l’Exécutif, en l’occurrence le pouvoir judiciaire. « La volonté générale », (et ses « volontés subsidiaires »([10]) bien entendu), peut se tromper et, dans ce cas, l’individu lésé, peut demander au juge de la rappeler à l’ordre se rattachant à sa mission consistant en la protection de l’intérêt général.
La notion de « délai » renvoie au temps qui revêt, faut-il le rappeler, une importance exponentielle dans les rapports juridiques car il conditionne le processus d’acquisition et de disposition de droits et celui de leur disparition.
Le dictionnaire juridique définit, donc, le délai comme « la durée qui sépare deux temps »([11]) qui sont, selon l’interprétation, ou la logique, contentieuse: un premier temps durant lequel le justiciable peut saisir l’autorité juridictionnelle pour faire valoir ses droits, et un second temps à partir duquel, le même justiciable se voit déchu de la prérogative de s’en revendiquer par la voie juridictionnelle.
Il en résulte que tous les actes juridiques doivent être datés, y compris les jugements et les arrêts édictés par les juridictions. Pour illustration, l’article 50 du Code de procédure civile([12]) (CPC) au Maroc énonce que « les jugements sont datés » et ce, bien évidemment, dans l’objectif de comptabiliser les délais de saisine des juridictions du degré supérieur.
Etant donné qu’il est destiné à la garantie de droits subjectifs, notamment ceux rattachés à des procédures, le délai doit être raisonnable, c’est-à-dire, la fixation de sa durée doit poursuivre un objectif ambivalent.
D’une part, la fixation de la durée du délai doit respecter les droits du justiciable. D’autre part, elle doit tenir compte de la nécessité d’assurer à la règle de Droit, caractérisée tant par la normativité que par la durabilité, une application stable.
Si le législateur a veillé à préciser les délais permettant de saisir le juge, il a laissé à ce dernier le soin de fixer, in concreto et en fonction de la spécificité de chaque litige porté à sa connaissance, le délai d’édiction de son jugement. Cependant, le juge ne peut user indéfiniment de cette « autorisation législative » car il est tenu de « dire le Droit » dans un délai raisonnable qui prend en considération les moyens invoqués par les parties en état litigieux.
En d’autres termes, si le juge n’est pas lié par une durée déterminée pour trancher sur les désaccords soulevés devant lui, il existe de nombreuses exceptions à ce principe, lesquelles exceptions se ramènent, sommairement, aux urgences à l’occasion desquelles le juge statue en référé([13])« dans les meilleurs délais »([14]). Nous pouvons, dans ce sillage, citer l’article 132 de la Constitution marocaine révisée de 2011, qui oblige la Cour constitutionnelle, en matière de contrôle abstrait de constitutionnalité des lois, à « statuer dans un délai d’un mois à compter de sa saisine. Toutefois, à la demande du Gouvernement, s’il y a urgence, ce délai est ramené à huit jours »([15]).
Sur la base de ce qui précède, nous pouvons constater que le caractère raisonnable du délai concerne les deux situations temporelles dans lesquelles s’inscrit le justiciable, dès lors qu’il recourt au juge. Il y a, donc, le temps antérieur à la saisine du juge, et celui qui y est postérieure, et qui prend fin dès que celui-ci statue sur le différend.
Comment, donc, le législateur et le juge marocains ont-ils tenu compte du caractère raisonnable du délai, présentant une garantie erga omnès en Droit international des droits de l’Homme, lors de la fixation de la durée du délai du recours pour excès de pouvoir pour le premier, et lors du développement de possibilités de fractionnement dudit délai pour le second ?
- Les manifestations de disproportionnalité entre le délai de recours pour excès de pouvoir et le Droit international des droits de l’Homme.
Comme nous l’avons évoqué précédemment, « la nécessité d’assurer la stabilité des situations administratives entraîne l’existence d’un délai limite pour introduire le recours »([16]).
De son côté, le Conseil d’Etat juge que « le principe de sécurité juridique, qui implique que ne puissent être remises en cause sans condition de délai des situations consolidées par l’effet du temps, fait obstacle à ce que puisse être contestée indéfiniment une décision administrative individuelle »([17]).
La restriction du délai vise, donc, à protéger tant les droits de l’Administration que ceux du requérant. Toutefois, la durée du délai a consenti davantage de prévalence à l’Administration et ce, en raison de l’inégalité, sur laquelle se fonde d’ailleurs le Droit administratif étant, force est de le mentionner, un Droit d’exception, entre l’intérêt général et les intérêts subjectifs des individus.
- La brièveté.
Au Maroc, la procédure à suivre devant les juridictions administratives est régie par le Code de procédure civile (CPC)([18]).
L’article 3 de la loi([19]) n° 41-90, créatrice des tribunaux administratifs, précise que les indications et les mentions que comporte la requête de saisine du juge doivent être conformes aux stipulations de l’article 32 du CPC.
Aussi, l’article 3 de la loi n° 41-90 précitée, soumet, de façon générale, la procédure devant les tribunaux administratifs aux règles de procédure civile, en énonçant que « les règles du code de la procédure civile sont applicables devant les tribunaux administratifs, sauf dispositions contraires prévues par la loi »([20]).
D’emblée, nous pouvons soutenir qu’en soumettant le volet processuel d’un Droit d’inégalité (Droit administratif) à un Droit d’égalité (le Droit civil), le législateur marocain se rapproche de la conception du Droit international des droits de l’Homme, des rapports entre l’Etat et l’individu, basée fondamentalement sur l’égalité et, en même temps, se distancie de l’approche des ensembles normatifs spéciaux (les corps juridiques exorbitants au Droit civil) auxquels s’affilie le Droit administratif.
En outre, le constat sus-indiqué se réconforte par le fait qu’à la différence du législateur français qui a consacré un code à part entière au Droit processuel administratif, le législateur marocain, lui, a soumis ce dernier au Code de la procédure civile.
La soumission d’une partie importante d’un Droit d’exception, en l’occurrence la partie processuelle, aux prescriptions du Droit civil, fondé sur l’égalité et la liberté, permet de dégager une conclusion préliminaire postulant, ne serait-ce que du point de vue téléologique, que le législateur marocain ambitionne de commuer le caractère inégalitaire du Droit administratif dans lequel on continue de déceler des aspects résiduels de l’Etat de police (instructions orales, gestuelles etc.).
Or, les analysées sus-rapportées rentrent en contradiction avec le caractère réduit du délai du recours pour excès de pouvoir fixé à soixante (60) jours([21]).
Traditionnellement, la brièveté du délai se justifie par la mission de satisfaction de l’intérêt général qu’assigne l’Administration à ses actes.
En d’autres termes, compte tenu de sa mission, les actes de l’Administration ne devraient pas être menacés continuellement par d’éventuels recours juridictionnels. Et pour ce faire, le législateur a instauré un délai limite de recours au juge à l’expiration duquel l’acte administratif devient immuable([22]).
La justification de la brièveté du délai par l’intérêt général que poursuit, exclusivement, l’Administration pose des problèmes considérables, non seulement à l’égard du Droit international des droits de l’Homme, mais aussi à l’égard du Droit international public qui a adopté le mécanisme de séparation entre les actes étatique d’autorité, revêtus des immunités de juridiction, et les actes de gestion qui y dérogent([23]). Ramené au Droit interne, ledit mécanisme peut s’appliquer aux litiges sur lesquels portent les recours pour excès de pouvoir car ils portent fondamentalement sur des affaires de gestion administratives qui doivent observer le principe de légalité.
Le Droit international des droits de l’Homme obéit à la doctrine brandissant l’instauration, en matière contentieuse, de l’égalité entre l’intérêt poursuivi par l’individu et celui poursuivi par l’Administration et, du coup, ledit Droit exige des Etats la révision des délais des recours juridictionnels([24]).
La vocation égalitaire du Droit international des droits de l’Homme se heurte à l’école française de Droit administratif, adoptée par le législateur marocain, qui confère la suprématie à l’intérêt général qu’assigne, ne serait-ce qu’au plan théorique ou déclaratoire, l’Administration à ses actions. La présomption de légalité et le privilège du préalable, profitant à l’Administration, s’étendent même aux actes de gestion (délivrance d’autorisations, gestion des ressources humaines etc.).
- La théorie de la connaissance acquise.
Le recours en annulation ne peut être dirigé qu’à l’encontre d’une décision administrative « déférable » au juge administratif. En conséquence, c’est la décision contestée qui sera prise en considération par le juge afin de contrôler le respect du délai.
Ainsi, si la décision porte sur un acte réglementaire, le délai court à partir de sa publication et si elle consiste en un acte individuel, le délai se comptabilise dès sa notification à la personne concernée.
Ce n’est donc pas la date que comporte la décision qui sert de point de départ du délai, mais la date à partir de laquelle elle a été portée à la connaissance de l’intéressé.
Aussi, il importe de préciser qu’ « une décision publiée alors qu’elle aurait dû être notifiée ne fait pas courir le délai à l’égard des intéressés »([25]).
Afin de garantir les droits de l’administré, la substitution d’une formalité de publicité à une autre a été refusée par le juge administratif français. Dans ce sillage, le juge français s’est opposé à l’utilisation de la théorie de la connaissance acquise dans la computation du délai du recours juridictionnel, en accordant une prévalence tranchée au formalisme de la publicité.
En clair, « le fait qu’un individu aurait eu en fait connaissance de la décision à son égard (théorie de la connaissance acquise) ne fait pas courir le délai à son égard (CE, 27 oct. 1972, sieur Dupyds, AJDA, 1973, p: 135)»([26]).
Dans l’optique du Droit international des droits de l’Homme, l’information de l’individu des griefs qui lui sont reprochés, déployés en Droit administratif par la publicité sus-indiquée, est une garantie inhérente au droit humain au procès équitable.
A l’opposé du juge français, le juge marocain admet la théorie de la connaissance acquise et consent, de ce fait, la prévalence à l’information elle-même aux dépends du support employé pour la diffuser.
D’après le juge marocain, la publication et la notification ne constituent pas les seuls moyens permettant l’information des administrés des décisions administratives défavorables et ce, contrairement aux dispositions solennelles de la loi n° 40-90 relative aux tribunaux administratifs.
La pratique judiciaire marocaine assimile, donc, la connaissance acquise à la notification. Cette mise en synonymie juridique des deux procédés d’information est corroborée par le jugement du Tribunal administratif de Meknès portant sur l’affaire « Kenza bent Haddou » du 28/07/1994, et par le Tribunal administratif d’Agadir au moyen du jugement n° 45 du 04/04/2005.
Les juges ont indiqué, dans les jugements précités, que le calcul du délai du recours, dans le cas d’un acte individuel, court à compter de la notification ou de l’établissement factuel de la connaissance acquise.
En acceptant la théorie de la connaissance acquise, le juge marocain outrepasse d’abord ce qui est expressément énoncé par la loi et se distancie du Droit international des droits de l’Homme qui donne aux formalités un rôle de protection des droits subjectifs individuels parmi lesquels figure celui de saisir le juge.
- Les fluctuations du délai.
La durée réduite du délai s’explique par la définition classique de l’intérêt général, poursuivi par l’Administration, lequel intérêt ne peut être exposé indéfiniment aux recours juridictionnels.
Des mécanismes ont été mis en place pour commuer les effets négatifs de la brièveté du délai. Ainsi, la durée de celui-ci peut être prorogée. En outre, cette durée peut être suspendue ou interrompue pour faire renaître, ou continuer de faire courir, selon le cas, le délai, dès sa reprise engendrée par la disparition de l’obstacle ayant produit son interruption ou sa suspension.
Néanmoins, les aménagements jurisprudentiels du délai revêtent une portée limitée et n’apportent pas une correction dirimante à la disproportionnalité qui circonscrit le rapport entre la brièveté du délai du recours pour excès de pouvoir et les exigences du Droit international des droits de l’Homme.
Si la sécurité juridique dans l’optique du Droit administratif se concrétise par la préservation des actes administratifs de recours indéfiniment encadrés dans le temps, elle est, dans le sillage du Droit international des droits de l’Homme, une garantie certes instaurée par l’autorité publique mais pour préserver les droits subjectifs des individus.
- L’apport limité de la suspension.
Aux termes de l’article 512 du CPC, « tous les délais (…) sont des délais francs: le jour de la remise de la convocation, de la notification, de l’avertissement ou de tout autre acte (…) et le jour de l’échéance n’entrent pas en ligne de compte ».
Le cours du délai peut être suspendu pour reprendre après la disparition de l’obstacle ayant engendré sa suspension. Cela correspond à la théorie de la force majeure. Celle-ci, bien qu’elle ne soit pas prévue dans les textes, est reconnue par le juge qui s’est fondé, pour l’admettre, sur les principes généraux de Droit, notamment celui de l’équité. Dans ce sillage, la Cour de cassation a fait de la force majeure une cause suspensive du délai en précisant que « la requérante n’a pas indiqué qu’elle a été dans un état de santé (maladie) qui ne lui a pas permis d’introduire le recours dans le délai prévu par les textes en vigueur »([27]). La haute juridiction assimile l’incapacité physique à une situation de force majeure ayant effet suspensif du délai du recours judiciaire. Face au mutisme des textes, l’examen des cas de force de majeure est foncièrement individualisé.
La suspension du délai permet d’en commuer les effets de la brièveté mais les hypothèses qui s’y rattachent sont peu variées et ne peuvent, de ce fait, déboucher sur une restructuration, ou au moins, un fractionnement du délai qui pourrait être sensiblement avantageuse aux requérants.
- Interruption et obligation de motivation des actes administratifs.
A la différence de la suspension dans laquelle la durée écoulée avant la survenance de la cause suspensive reste valide, et s’additionne à la durée qui suit la disparition de la cause suspensive dans la computation du délai, l’interruption, elle, fait renaître le délai c’est-à-dire que ce dernier regagne la totalité de sa durée dès disparition de la cause interruptive.
L’interruption peut être engendrée par plusieurs facteurs tels l’introduction d’un recours administratif. Celui-ci est, en principe, optionnel.
Néanmoins, l’effet interruptif du recours administratif est lié à des conditions se ramenant aux preuves invoquées et aux pouvoirs de son destinataire vis-à-vis de l’acte contesté. Des imaginations juridiques ont été utilisées pour matérialiser ce cas. Il s’agit d’un administré qui, se rendant compte que le délai est presque arrivé à expiration, effectue son recours administratif auprès d’une autorité n’ayant aucun lien juridique avec l’objet dudit recours.
L’établissement factuel de l’hypothèse sus-indiquée s’avère particulièrement difficile car il présage un contrôle des intentions du requérant qui peut, d’ailleurs, saisir d’un recours administratif des autorités investies de pouvoirs à caractère général (agents d’autorité, Chef du Gouvernement etc.).
L’Administration se comporte de deux manières envers le recours administratif([28]). D’un côté, elle peut le refuser explicitement et, par conséquent, l’auteur du recours peut saisir le juge.
D’un autre côté, l’Administration peut garder le mutisme. Dans ce cas « un moyen a été imaginé pour que son silence et sa passivité ne la mettent pas à l’abri de tout recours »([29]). Si l’Administration ne répond pas dans un délai de 60 jours, son silence équivaudra au rejet et l’auteur du recours peut saisir le juge.
Signalons, dans cet ordre d’idées, que l’introduction d’un recours administratif facultatif n’empêche pas l’administré de saisir le juge avant la parution de la réponse de l’Administration([30]).
Au demeurant, il y a lieu d’évoquer les apports des articles 4 et 5 de la loi n° 03-01 relative à l’obligation de motivation des décisions administratives([31]) qui prolongent le délai contentieux en cas de demande des motifs des décisions administratives conformément à la loi précitée.
La motivation des actes administratifs est une garantie pour les administrés leur témoignant que lesdits actes ne sont pas le résultat de l’arbitraire. Le Droit international des droits de l’Homme y impartit un intérêt exponentiel en en faisant un droit fondamental. En guise d’illustration, l’article 41 de la Charte européenne des droits fondamentaux indique que l’obligation pour l’administration de motiver ses décisions est un élément constitutif du droit à une bonne administration.
Conclusion.
La limitation dans le temps du délai du recours pour excès de pouvoir est certes liée à la sécurité des rapports juridiques. Cependant, le choix du législateur d’y impartir une durée limitée est porteur d’une vision impartissant la prévalence à l’intérêt général, même dans les cas où celui-ci concernerait des actes de gestion, au détriment du droit fondamental tant au juge qu’à une bonne administration.
L’administré est, le plus souvent, désarmé face à l’arsenal hypertrophié tant juridique que matériel que l’Administration puisse engager à fin de recevoir application de ses décisions. Par conséquent, il est vivement préconisé d’insérer les mécanismes de modulation et d’individualisation des délais contentieux, reconnus et entérinés par le Droit international des droits de l’Homme, au moyen des réformes législatives et des efforts jurisprudentiels, dans le dispositif juridique régissant le délai circonscrivant le recours judiciaire contre le pouvoir unilatéral de l’Administration.
([1])Conseil d’Etat, Rapport public 1999. Jurisprudence et avis de 1998. L’intérêt général, Etudes et documents n° 50, La Documentation française.
([2]) Conseil d’Etat, Rapport public de 1999.
([3]) L’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, à laquelle fait référence le préambule de la Constitution française de 1958, énonce que: « La loi est l’expression de la volonté générale ».
([4]) BAUBY Pierre, Reconstruire l’action publique. Services publics, au service de qui ?, Paris, Syros, 1998, p: 160.
([5]) Certains écrits utilisent improprement l’expression « arrêt Blanco ». Il faudrait rappeler dans ce sillage que le Tribunal des conflits édicte des « décisions » et non des « arrêts ». L’emploi du substantif« décision », réservé généralement aux institutions juridictionnelles dans lesquelles siègent des autorités politiques (par exemple, le Conseil constitutionnel avec octroi de qualité de « membre de Droit » aux anciens présidents de la République), n’est pas fortuit dans la mesure où ce Tribunal était, jusqu’à sa réforme intervenue en 2015, présidé par une autorité politique, en l’occurrence le ministre de la Justice.
([6]) La portée de cette présomption se restructure en raison de l’accroissement des cas dans lesquels l’Administration est tenue, préalablement à l’édiction de ses actes, de demander des avis techniques qui sont, parfois (les cas prévus par les textes), contraignants.
([7]) PERDU Sylvandre, Vers un réexamen d’une décision définitive du juge administratif français après une condamnation européenne, in Revue trimestrielle des droits de l’Homme, n° 57/2004, pp: 176 et 177.
([8]) PERDU Sylvandre, op.cit., p: 177.
([9]) L’emploi du substantif « processuel » ne soulève, à notre sens, aucune impropriété dans la mesure où les aspects procéduraux du contentieux administratif marocain obéissent aux règles de procédure civile.
([10]) Incarnés par les actes administratifs. Ceux-ci sont édictés conformément à la loi et en vue de son application. L’article 89 de la Constitution marocaine précise à cet égard que « le Gouvernement (…) assure l’exécution des lois, dispose de l’Administration (…) ».
([11]) Dictionnaire juridique de Serge BRAUDO et d’Alexis BEAUMANN. Le dictionnaire est consultable via le lien suivant: https://www.dictionnaire-juridique.com/definition/delais-de-procedure.php (Consulté en date du 06/06/2017 à 11h39)
([12]) Bulletin officiel du Royaume du Maroc n° 3230 bis du 13 ramadan 1394 (30 septembre 1974), p: 1805. Le texte de 1970 a été modifié, à moult reprises. Voir dans ce sens: La version consolidé du Code de procédure civile, publications de la Direction de Législation au Ministère de la Justice et des Libertés, 6 juin 2013, pp: 2, 3 et 4.
([13]) Il est loisible de mentionner que les décisions édictées par le juge des urgences se rapportent aux affaires provisoires. Elles visent à préserver l’état juridique et matériel du litige jusqu’à ce que les formalités de saisine du juge du fond soient opérationnalisées. Lesdites décisions, en raison de leur finalité, ne remplissent pas les conditions orthodoxes du droit au procès équitable (en particulier par rapport au principe de collégialité). C’est pourquoi, nous avons cité, dans le présent article, l’exemple de l’article 132 de la Constitution qui impose à un juge du fond (étant chargé de contrôler la conformité de la loi à ce que prescrit la Constitution et exerçant, de ce fait, un contrôle substantiel abstrait), en l’occurrence le juge constitutionnel, à rendre sa décision dans un délai de huit (08) jours.
([14]) L’article L 511 – 1 du Code de la justice administrative en France énonce que « le juge des référés (…) se prononce dans les meilleurs délais ». Code de justice administrative, parties législative et réglementaire. Commission supérieure de codification, les éditions Journaux Officiels, 2016, p: 51.
([15]) Bulletin officiel du Royaume du Maroc n° 5964 bis du 27 chaabane 1432 (30 juillet 2011), p: 1922.
([16]) PEISER Gustave, Contentieux administratif, Dalloz, 12ème édition, p: 152.
([17])CE. Ass. M. A. c/ Ministre de l’économie et des finances, n. 387763.
([19]) Bulletin officiel du Royaume du Maroc n° 4227 du 18 joumada I 1414 (3 novembre 1993), p: 595.
([20]) Art. 3 de la loi n° 41-90 relative aux tribunaux administratifs.
([21]) Le délai de computation du délai en France est « le mois », alors qu’il se comptabilise en jours dans le régime juridique marocain. L’article 360 du CPC et l’article 23 de la loi n° 41-90 relative aux tribunaux administratifs indiquent que les recours en annulation pour excès de pouvoir doivent être introduits dans le délai de soixante (60) jours.
([22]) A l’occasion d’un jugement du 09/02/1995 et du 27/04/1995, pris par le Tribunal administratif de Rabat, les requérants ont été déboutés de leurs demandes en raison de l’arrivée à expiration du délai de 60 jours. Voir:
الصروخ مليكة، القانون الإداري: دراسة مقارنة، مطبعة النجاح الجديدة، 2010، ص: 542
([23]) La séparation entre les actes d’autorité bénéficiant des immunités juridictionnelles et les actes de gestion qui y excipent est posée par la Convention des Nations Unies sur les immunités juridictionnelles des Etats et de leurs biens. Il y a lieu de remarquer que les domaines non-couverts par les immunités juridictionnelles sont similaires voire identiques à ceux ayant été invoqués par le législateur marocain, et une partie de la doctrine, pour justifier le délai réduit de 60 jours en matière du recours pour excès de pouvoir.
([24]) Il importe de mentionner dans ce sillage que la Cour européenne des droits de l’Homme a admis la procédure de réexamen et de réouverture des litiges sur lesquels le juge a définitivement statué et ce, en vue d’offrir aux droits individuels une réalité voire une suprématie normative.
([25]) PEISER Gustave, Le contentieux administratif, op.cit. L’auteur s’est fondé sur l’arrêt du Conseil d’Etat « Institut de radiologie et autres » du 15/04/1994.
([26]) PEISER Gustave, op.cit. p: 159.
([27]) C.S.A. 22 janvier 1962 – Renée Fontès c/ DGSN, r. 26, p: 166.
([28]) Dans un arrêt, pris en 2008, le Conseil d’Etat français précise que lorsque le requérant effectue, dans le délai du recours contentieux, deux recours administratifs (c’est-à-dire un recours gracieux suivi d’un recours hiérarchique), le délai contentieux ne recommence à courir qu’à partir de la réponse de l’Administration au deuxième recours administratif. CE, 7 octobre 2009, Ouahrirou, n° 322581, AJDA, 2009, p: 1862.
([29]) ROUSSET Michel, BELHAJ Ahmed, BASRI Driss et GARGAGNON Jean, Droit administratif marocain, 1992, p: 621. Il s’agit, ici, de l’apport de l’article 23 de la loi créatrice des tribunaux administratifs.
([30]) Cette situation diffère de celle posée par l’article 23 de la loi n° 03-01 relative à la motivation des actes administratifs dans la mesure où le recours est initié par l’administré afin de résoudre son problème sans emprunter la voie judiciaire.