
Contes algériens et résonance religieuse
“Inspirations cultuelles de la narration dans le conte algérien”
Abdelkrim El-Amine Doctorant en sciences des textes littéraires.
Université Abou Bekr Belkaid, Tlemcen.
مقال نشر في مجلة جيل الدراسات الادبية والفكرية العدد 33 ص 115.
Résumé :
Le conte oral jouit d’une liberté sans limite qui lui offre cette possibilité de combiner le religieux et le profane. S’accommodant des contraintes imposées par les autres domaines, le conteur puise sa matière de façon indépendante ; pour lui, l’histoire, la légende ou le mythe d’ailleurs, ne sont que des sources d’inspirations libres de droits.
Nous essayerons, dans ce petit travail, de démontrer cela, à travers quelques exemples choisis à partir d’un ensemble de contes pertinemment recueillis. Nous nous limiterons, néanmoins, aux corrélations avec le récit religieux à travers la reprise, par le conte, de personnages historiques connus.
Mots-clés : conte, récit religieux, personnage historique, emprunt, transmission.
La littérature orale, transmise de génération en génération, n’inclut pas, dans son essence de concession, une quelconque condition intrinsèque, qui lui dicterait, indirectement, les consignes nécessaires à sa continuité. Le fait est que ce genre de culture, s’imprègne des couleurs disponibles à proximité, pour se tailler une visibilité acceptable et constamment à jour, même si Tenèze Marie-Louise[1], défend le point de vue des frères Grimm qui, selon elle, montre que « les récits peuvent aussi se présenter sous une forme plus fixée, plus « patterned », et, de ce fait, paraître moins soumis à ces influences du milieu ambiant ».
Nous ne pourrons, cependant, nier le cas contemporain des grands classiques du conte folklorique qui se sont retrouvé projeté sur des écrans de cinéma, avec toujours plus de revalorisation contemporaine, auxquelles cas, elles s’y prêtent bien, par le biais de rajout et de remplacement d’éléments du récit.
De plus, les conteurs ne prétendent pas assumer des responsabilités religieuses ou des titres d’historiens. Ils se servent, néanmoins, de ces matières pour créer leurs propres récits, fortement nuancés par le légendaire et le merveilleux.
Dans cette perspective, et loin du monde des droits d’auteur, aucune loi ni aucun code ne peuvent interdire à quelqu’un de raconter et d’adapter, à sa façon, un conte qu’il veut narrer. Il sera de même pour celui qui voudra le transmettre par la suite, tout en omettant certains passages ou en ajustant le contenu selon des facteurs multiples, d’ordres sociaux, mais, aussi, plus personnels et parfois même, pleinement intimes.
Libéré de cet ensemble de contraintes, plutôt académiques, le conte populaire a, néanmoins, besoin de se construire sur la base d’idées et de cultures qui formeront la substance première de son essence.
Toutefois, ses éléments, par leur grande diversité, peuvent être construits à partir de modèle étranger ou circonstanciel. Cela affecte le conte par l’action même de sa transmissibilité ; c’est, en fait, le contact avec une nouvelle culture, ou un nouveau « monde » qui le transforme au gré de codes complètement différents. Il en résulte de nouvelles histoires construites autour d’éléments hétérogènes, et sur un socle culturel, souvent distinct, n’épargnant que peu de traces de l’ancien récit.
Ces traces résiduelles qui restent visibles malgré les ajouts et les transformations plus ou moins hasardeuses, récoltés auprès de populations diverses, constituent autant d’indices qui offrent la possibilité de retracer leurs origines, comme c’est le cas des études de Paul-Philippe Gudin, dans sa Recherche sur l’origine des contes[2], et ce, dès 1806.
La religion ne forme que l’un de ces éléments du passé qui permettent au conte de se construire. Le conteur y puise, à volonté, des scènes ou des motifs qui servent sa narration. Ce n’est, en fait, qu’un simple facteur, parmi d’autres, de cette équation narratif
Nous nous interrogerons, dans ce travail, sur le degré de cette influence du religieux, en nous basant sur des contes algériens, recueillis par des spécialistes dans la matière, que nous citerons plus loin.
Notre corpus de travail repose donc, essentiellement, sur des contes algériens que nous avons sélectionnés selon leurs contenus explicites qui indiquent, clairement, certaines ressemblances avec des histoires apparaissant dans la culture islamique, d’abord, et la religion en général.
Nous avons réuni, pour cela, quatre recueils de contes, choisis selon des critères de la pertinence et de la notoriété « scientifique » des auteurs. Ils nous permettent d’avoir des ensembles de textes rassemblés selon des méthodes pertinentes, renforçant, d’emblée, la valeur de leurs recueils et, à postériori, le travail de recherche qu’on pourrait y effectuer.
Il s’agit de :
- L’Algérie des contes et légendes” édité chez Maisonneuve et Larose de Nora Aceval. Dans la région de Tiaret, elle travaille en étroite collaboration avec des personnalités du domaine de recherche, comme ceux qui apparaissent dans ce recueil. Y figurent trente contes de tout genre ; animaux, merveilleux et fabuleux.
- Contes populaires édité chez Entreprise Nationale du Livre, de Tahar Oussedik (1985). Son livre comporte seize contes recueillis dans la localité de Sidi Naâmane.
- Les contes populaires algériens, d’expression arabe, du chercheur universitaire, Bourayou Abdelhamid qui s’intéresse particulièrement aux contes d’expression arabe. Il en rassembla quinze dans la région de Biskra. Son livre est une analyse des contes qui y apparaissent.
- Contes et légendes berbères de L’Hocine Benchikh ath Melloouya .Il recueillit ces contes dans le but d’exposer ceux de la Kabylie, du M’zab et des touareg. Il nous présente ici trente-neuf contes.
Ce sont donc, au total, 100 contes que nous avons examinés et dont nous n’avons gardé que quelques-uns qui répondaient à notre objectif d’étude.
De ces quatre recueils, nous n’en avons identifié qu’un seul qui ne contenait aucun indice renvoyant à des éléments relatifs aux cultes et aux récits religieux, c’est celui de Bourayou Abdelhamid : Les contes populaires algériens d’expression arabe ; pour les autres, l’influence y était marquée : plus ou moins importante selon le conte en question, mais en général explicite et facile à identifier.
Ces contes s’articulent autour de héros, souvent des prophètes, qui sont très répondus dans la liturgie religieuse. Ce sera pour nous, un postulat de départ, qui nous permettra d’éclairer ce qui est distinct de ce qui est identique.
- Histoire de Hâroun ar-Rachîd
S’imposant à nous, de par son titre, le conte Haroun Rachid le Sultan[3], transcrit ainsi dans le recueil de Nora Aceval (l’Algérie des contes et légendes) soumet clairement son origine, historique d’abord, mais surtout religieuse. Il était donc naturel pour nous de le considérer en premier.
Le contenu du récit est clairement reconstruit selon des besoins conjecturaux que nous ne pouvons appréhender complètement, ce qui n’est pas, a vrais dire, un obstacle dans ce travail, puisque ce qui nous intéresse, en premier lieu, c’est le contenu et non la façon avec laquelle telle ou telle histoire avait été façonnée.
Haroun Rachid nous offre, dès le départ, une ouverture colorée par des nuances légendaires et mythiques « …il est même dit qu’il possédait un anneau magique et qu’il pouvait converser avec l’invisible »[4], deux particularités ajoutées, sans conteste, dans le conte, empruntées des récits religieux du prophète Salomon (Souleimen).
Cette seule image que nous avons dans ce récit nous permet, d’ores et déjà, de poser les premiers jalons qui nous permettent de bien comprendre les rouages de ce genre d’histoire ; ainsi, il n’est pas question de restituer les faits historiques de manière analogue ou scientifique, mais, seulement, de façon divertissante, garantissant un seuil minimal d’attractivité face, souvent, à un public candide ou cherchant un moment de détente, et, ainsi ne prêtant que peu d’attention aux « maladresses » historiques.
Cependant, ces indices ne s’arrêtent pas à une seule des religions mais brassent l’ensemble de la culture nord-africaine et méditerranéenne : l’errance du prophète Salomon apparait dans la culture juive, dans laquelle le prophète y perd son anneau qui lui permettait de régner sur les Djinns. Il le retrouvera, plus tard, et reconquerra son trône. Histoire qui n’est pas admise par la religion musulmane, mais, ici, le narrateur va au-delà de cette discordance, pour construire sa trame de récit.
Dans cette même histoire, Haroun Rachid voit, en songe, qu’il devra endurer sept années de misère : un épisode très connu de la vie du prophète Youssouf appelé à interpréter le songe du roi sur les sept vaches maigres qui “mangeaient” sept autres grasses, et que nous retrouvons facilement dans les récits de la bible et du coran.
Cette histoire se voit donc romancée, par le biais d’un ensemble de facteurs incluant les compétences culturelles imaginatives du conteur et toutes les autres conditions réunies, formant ainsi, un ensemble de contraintes sociologiques et culturelles inhibant ou permettant le remodelage de certains passages, afin qu’ils soient admis par l’auditoire.
Le conteur puisera, alors, dans son répertoire socioculturel, les éléments qui lui offrent la possibilité de construire le scénario le plus à même d’attirer l’attention de son assistance.
L’anachronisme, entre les motifs de l’histoire du prophète Salomon et celle de Haroun Rachid, ne devient plus un problème. Il démontre cette capacité d’assemblage que détiennent les conteurs, face à la production de récits.
Parmi les quêtes qu’accomplira le héros, durant son errance, il y a celui de ramener au roi « le lait d’une lionne dans la peau de son lionceau ». Ce passage est, en fait, un épisode fréquent dans la culture du conte, comme cela est démontré par Aicha Rahmouni dans « Storytelling in Chefchaouen Northern Morocco: An Annotated Study of Oral Performance with Transliterations and Translations »[5] ou il est plutôt question de guérir un roi malade et non d’épouser sa fille. La même insertion peut être constatée par rapport à la scène de la pomme du jardin de ‘Alia Bent Mansour (la fille de Mansour) que nous pouvons aussi retrouver dans des recueils de contes marocains où, ‘Alia (celle qui possède un rang supérieur), est transcrite El-Ghalliya Bent Mansour[6] (signifiant la précieuse).
Chez Tahar Oussedik, nous retrouvons un récit qui suit généralement la même trame et dont le nom du héros n’est pas identique. Ce n’est plus le personnage Haroun Rachid, pris à l’histoire et intégré dans une construction merveilleuse, mais un roi du nom de ‘Ali.
Beaucoup d’influences étrangères se trouvent cantonnées à l’intérieur de ce récit. Tout d’abord avec le titre du conte “l’hydre à sept têtes” qui n’est pas sans rappeler l’épisode connu de la mythologie grecque des douze travaux d’Héraclès ; une condamnation à l’errance qui est un élément à la fois mythique et religieux occupant, ici, une fonction de déclencheur d’événements ; avec le déguisement en peau de mouton, reprenant, en ceci, le motif central de peau d’âne ; la perte d’une des chaussures du héros, élément permettant de l’identifier, emprunté au récit de cendrillon ; une bague magique, motif aussi religieux que mythique tiré de la vie du prophète Salomon ; et enfin le “Yatagan”, petit sabre turc. Le reste du conte s’articule pareillement à celui de Nora Aceval.
Tout cela montre bien l’entrelacement narratif que laisse le conte dans son sillage. Une sorte de nœuds qui se créent entre les différents constituants d’une culture donnée et qui formeraient un tissu, à chaque fois nouveau, mais épisodiquement ressemblant à quelque chose d’autre, puisque formé, dans son essence, par des bribes de faits et de gestes culturellement admises ou collectés au gré de l’équation sociogéographique d’un ensemble d’individus, avec, à la clé, une forte volonté narrative dont nous soupçonnons une intention, même maladroite, d’instruire, ce qui ne peut être complètement niée, mais reste tout de même à prouver.
- Traces de l’histoire de prophète Salomon :
À travers la lecture des contes de notre corpus, nous avons constaté que les éléments de l’histoire de Salomon sont les plus récurrents, même s’ils restent parfois solitaires à l’intérieur de textes complexes. Nous nous contenterons, pour le motif de l’anneau magique, de l’exemple évoqué précédemment, et nous allons détailler, ici, celui de son règne et son pouvoir sur les animaux.
La fourmi et la huppe sont les deux exemples cités dans le saint coran. Ils sont liés avec l’histoire du roi[7] prophète Salomon. C’est le point de départ de certains contes qui l’introduisent, parfois implicitement, dans leurs trames.
Dans Le manteau de plumes de Tahar Oussedik, comme dans Le roi et la chouette 115 de L’Hocine Benchikh Ath Melloouya, par exemple, le roi est présenté comme ayant le pouvoir de comprendre la parole des animaux :
« Il était une fois un roi qui gouvernait un immense royaume. Il régnait, non seulement sur les hommes, mais également sur les animaux et les oiseaux »[8].
Notons que le conteur prend soin de mentionner les oiseaux, pour s’assurer une attention particulière en vue de l’importance de cet élément dans la suite du récit.
Malgré cela, la ressemblance s’arrête à ces quelques éléments, puisque, par la suite, la huppe qui est mentionnée dans le Coran devient ici une chouette. Son rôle, dans le récit, devient tout aussi différent, le roi convoite ses plumes pour en confectionner un manteau pour son épouse. L’animal concerné, par un tour de discours sophistiqué, lui suggère de ne plus écouter sa femme.
Pour résumer, nous sommes en présence d’un récit fortement inspiré de la religion, mais qui ne garde pour ses besoins narratifs que trois éléments essentiels :
Il y a d’abord le roi et son royaume ainsi que sa capacité à converser avec les animaux, ensuite l’absence de l’oiseau recherché, et enfin le déploiement de la sagesse de cet oiseau.
Ces trois éléments-là semblent former une ligne directrice de l’histoire, puisque le lien merveilleux qui se tisse entre le roi et l’oiseau se fait à travers la possibilité de la parole qui, elle-même, est accentuée par l’intelligence du volatile, signe de sa grande faculté de discernement.
En somme, l’oiseau est personnage actant, tout autant que la femme du roi ou le roi lui-même. L’emprunt n’est extraordinaire que par la nature animale de celui-ci.
Ainsi, la culture, agissant comme un réceptacle littéraire, résume les récits à leur principe moteur et n’en gardant que cela, elle le vêt selon les occasions et les publics visés.
Dans L’Histoire de l’homme et de sa femme (conte du m’zab) 81, de L’Hocine Benchikh Ath Melloouya, le nom du prophète et son pouvoir de parole avec les animaux est clairement évoqué, mais dans ce conte-là, il n’est pas le héros de l’histoire, il n’est mentionné que dans le but d’apprendre, à un fermier venu le voir, l’art d’appréhender la parole des animaux :
“ – Je voudrais bien apprendre le langage des bêtes.
- C’est bien, lui répondit Salomon. Je veux bien t’apprendre, mais, quand tu entendras les animaux parler et que tu comprendras ce qu’ils disent, ne le dis à personne, si tu en parles, tu mourras. ”[9]
Résumé à sa plus simple expression, cette histoire coranique se ramifie au grè des besoins. D’abord sous forme de petites insertions dans des trames narratives plus grandes et complètement différentes, comme c’est le cas avec nos deux premiers contes, et ensuite avec une sorte de récit parallèle qui ne prétend pas compromettre ce qui est rapporté par la religion, mais suggère, sur la base de rencontres ou de croisement, un transfert de motifs, ou ce que nous pouvons qualifier de contamination des éléments d’une autre histoire, développée à travers des thèmes généraux ou de ces simples motifs émanant de l’original, c’est le cas avec le conte du m’zab, L’Histoire de l’homme et de sa femme 81, de L’Hocine Benchikh Ath Melloouya.
- Trace de l’histoire du prophète Youssef
Le destin d’un enfant, de Tahar Oussedik, marque quant à lui, un nouveau mode de narration à inspiration religieuse. Bien que l’histoire soit admise par les trois religions monothéistes, il n’en demeure pas moins vrai, aussi, qu’elle s’exprime légèrement de façons différentes.
Le héros, dans ce conte, n’est jamais nommé directement. Il est désigné par des substituts ; tantôt fils, tantôt domestique ou esclave, selon l’épisode de l’histoire. Il n’est mentionné nulle part qu’il s’agit d’un prophète connu de toutes les religions du livre. Par “un enfant”, construction indéfinie, il y a volonté de déni, c’est une sorte de contrat tacite avec les lecteurs / auditeurs pour accepter la condition de départ que c’est une autre histoire que celle qu’ils connaissent.
Ce héros subira la jalousie de ses deux beaux-frères qui déclencheront, par leur résolution de le faire disparaitre, les événements du conte. Il est à rappeler que les deux textes de la religion musulmane et chrétienne mentionnent douze frères, dans ce texte, il n’en a que deux qui vont tenter de l’écarter de cet amour que lui voue leur père.
Les deux histoires, à savoir le conte algérien et l’histoire religieuse, s’accordent pourtant sur plusieurs points. Ici, l’auteur choisit de remplacer certains motifs par d’autres, en s’assurant de garder la trame du récit identique. C’est ainsi que dans ce conte, il n’est plus question de tunique qu’aurait donné le prophète Jacob à son fils et qu’il lui renverra pour lui prouver qu’il est bien vivant, mais d’un simple mouchoir brodé, objet qui occupera le même rôle.
Nous ne saurons, d’aucune source, si cela est un choix pris par le conteur lui-même ou si cela est une simple liberté due aux oublis et à la fantaisie de celui-ci. Nous admettrons, simplement, que l’expression de cette attitude marque explicitement ce conte, et ce, dans presque tous les épisodes suivants.
En outre, ce n’est plus ses deux frères qui le poussèrent dans le puits. Il prendra l’initiative de se jeter, “ préférant mettre fin lui-même à ses jours”[10], et, il n’est pas fait esclave puisque les gens qui l’ont trouvé en ont bien pris soin, ils le remettront à un vieil homme qui le soignera et le nourrira. Ce n’est que plus loin dans l’histoire que ce vieux, chez qui il habitait, décide de le “ Céder à un homme dont la situation est meilleure”[11]. Le vieil homme recevra tout de même de l’argent en contrepartie “ une bourse pleine de pièces d’or”[12]
Le destin d’un enfant semble être conçu de manière presque identique à l’histoire originale, celle religieuse, cependant, l’auteur prend soin de ne laisser, à aucun moment de la narration, apparaitre des signes autorisant cette correspondance.
De nouveau, ce conte puise dans la religion quand il est question d’exposer le don d’oniromancien que détient le héros. Il manifestera de la sagesse en interprétant les rêves de ses compagnons de prison. L’auteur, une fois de plus, évoque, dans sa narration, des événements identiques, mais sous une forme “distordue”, teintée par des faits différents.
Nous détaillerons, ici, les trois rêves interprétés par le prophète Youssouf, en prenons soin de les placer à côté du récit biblique et coranique :
D’abord, en prison, dans le conte, il est question de prisonniers de rangs et de fonctions inconnues, ce qui est la même chose par rapport au récit coranique.
- Dans le coran
- Deux valets entrèrent avec lui en prison. L’un d’eux dit: «Je me voyais [en rêve] pressant du raisin…» Et l’autre dit: «Et moi, je me voyais portant sur ma tête du pain dont les oiseaux mangeaient. Apprends-nous l’interprétation (de nos rêves), nous te voyons au nombre des bienfaisants». (Coran, sourate 12, Yūsuf “Joseph”)
- Alors que Dans le destin d’un enfant :
Rêve 1 : Dans mon rêve un homme grand et fort s’est approché de moi et m’a enroulé un énorme serpent noir autour du cou en disant : « j’ai décidé de te faire mourir ; et, c’est ce reptile qui t’étranglera »
Rêve 2 : je me suis vu au milieu d’une grande réception à laquelle j’ai été convié par le roi lui-même, nous avons bien mangé et bien ri Sa Majesté et moi.
Cependant, dans la bible, les deux prisonniers sont présentés comme chef panetier et chef d’échanson (Genèse 40 Version Louis Segond 1910), donnant dès le départ, une idée sur les possibilités de leur devenir.
La nature très explicite, marque, elle aussi une sorte de tentative de vulgarisation narrative, puisque dans les deux rêves du conte, l’interprétation est presque offerte, les éléments sont accordés pour provoquer une sorte de conclusion logique, insinuée à l’esprit humain, par mimétisme métaphorique simple.
Dans le récit coranique, ou biblique, l’interprétation est formulée à partir de deux niveaux distincts :
D’abord par cette relation impossible avec la réalité, créant, par la mise en scène d’éléments dissemblables, une sorte d’énigme, ou de défi à relever. Et ensuite par le replacement des éléments du rêve dans ce qui est leurs significations contextuelles, c’est-à-dire, comprendre la portée signifiée par la métaphore onirique.
Le rêve du roi nous enseigne, lui aussi, sur la méthode utilisée dans le conte
Dans le conte :
“Le roi avait fait un rêve extraordinaire qui le préoccupait beaucoup. Dans son sommeil il se vit, propriétaire, de deux fermes situées l’une au Sud et l’autre au Nord du royaume. Dans chacune d’elle étaient élevées sept vaches. Au Sud où la chaleur était torride, l’eau et l’herbe rare, les vaches étaient grosses, grasse et fournissaient du lait en quantité suffisante. Mais, dans le Nord où la température était douce, l’eau abondante et claire, l’herbe verte et tendre, elles étaient maigres et osseuses et ne donnaient pas de lait ”.
Dans la bible :
41 Au bout de deux ans, Pharaon eut un songe. Voici, il se tenait près du fleuve. 2 Et voici, sept vaches belles à voir et grasses de chair montèrent hors du fleuve, et se mirent à paître dans la prairie. 3 Sept autres vaches laides à voir et maigres de chair montèrent derrière elles hors du fleuve, et se tinrent à leurs côtés sur le bord du fleuve. 4 Les vaches laides à voir et maigres de chair mangèrent les sept vaches belles à voir et grasses de chair. Et Pharaon s’éveilla. 5 Il se rendormit, et il eut un second songe. Voici, sept épis gras et beaux montèrent sur une même tige. 6 Et sept épis maigres et brûlés par le vent d’orient poussèrent après eux. 7 Les épis maigres engloutirent les sept épis gras et pleins. Et Pharaon s’éveilla. Voilà le songe. (Genèse 41 Version Louis Segond 1910)
Il est à noter que la difficulté de l’interprétation est accentuée dans le conte, tout en permettant l’omission de certains passages qui auraient pu détourner l’attention de l’auditoire. C’est ce fait-là qui aurait empêché la reprise de la chaire mangée par les vaches dans ce même récit. Épisode que nous retrouvons aussi dans la sourate du coran.
- Et le roi dit: «En vérité, je voyais (en rêve) sept vaches grasses mangées par sept maigres; et sept épis verts, et autant d’autres, secs. Ô conseil de notables, donnez-moi une explication de ma vision, si vous savez interpréter le rêve». (Coran, sourate 12, Yūsuf “Joseph”)
Ces “écarts” notables, dans un conte qui reprend la structure totale d’un récit religieux sont donc intrigants sur plusieurs points :
- Il y a la volonté de ne pas citer le prophète, comme héros de l’histoire, alors que cela semble plus facile dans une région où ce genre de récit est généralement admis par la société.
- La modification d’éléments factuels par d’autres comme la tunique par un mouchoir brodé.
- Enfin, la réduction de passages complexes, comme ceux des rêves, en les remodelant de manière à les rendre plus simples, plus directs.
Du reste, le conte reprend le motif du mouchoir à la place de la tunique, pour en faire le prétexte qui autorisera les deux frères à ramener avec eux leur nouveau petit frère. C’est aussi ce même objet qui permettra au père de recouvrer sa vue. Le conte ne mentionne pas l’intention de l’enfant héros face à la cécité du père tandis qu’en parallèle, le Coran, le signale.
- Emportez ma tunique que voici, et appliquez-la sur le visage de mon père: il recouvrera [aussitôt] la vue. Et amenez-moi toute votre famille». (Coran, sourate 12, Yūsuf “Joseph”)
En résumé, le conte, par sa nature même, s’organise de façon complètement dépendante du contexte, élément précieux, mais qui reste très éphémère, car (à partir du) dès le moment où une série d’énoncés est produite, face à un ensemble de variables données, elle crée un impact, sur le public, sur leur nombre, leur attitude …etc … et c’est ce feedback entre conteur et auditeur qui façonne la substance du conte.
Cela signifierait que dès l’instant où il est couché sur le papier, le conte fane et perd de sa vigueur, non pas celle de l’histoire comme telle, mais celle des signes qui permettraient de le replacer dans son environnement, afin de pouvoir d’établir les connexions qui lui ont permis, “in vivo”, de se construire. Les ajouts, les omissions et les changements ne seront que l’expression combinatoire de la fusion de ces éléments extérieurs à l’orateur, mais codifiés à travers son art.
Bibliographie
Livres saints :
- Le saint Coran.
- L’Ancien Testament, Les Livres Historiques, Le Premier Livre Des Rois, (Version Louis Segond 1910).
Ouvrages :
- Aceval (Nora), L’Algérie des contes et légendes, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003.
- Benchikh ath Melloouya (L’Hocine), Contes et légendes berbères, Union des Ecrivains Algériens, Alger, 2003.
- Bourayou (Abdelhamid), Les contes populaires algériens d’expression arabe, Office Des Publications Universitaires, Alger, 2003.
- Féraud (Marie), Histoires maghrébines, KARTHALA, Paris, 1985.
- Gudin (Paul-Philippe), Contes, P. Mongie, cours des Fontaine, Paris, 1806.
- Legey (Doctoresse), Contes et légendes populaires du Maroc, African Books Collective, Editions du Sirocco, Casablanca ,2010.
- Oussedik (Tahar), Contes populaires édité, Entreprise Nationale Du Livre, Alger, 1985.
- Rahmouni (Aicha), Storytelling in Chefchaouen Northern Morocco: An Annotated Study of Oral Performance with Transliterations and Translations, BRILL, 28 Nov. 2014.
- Tenèze (Marie-Louise), Introduction à l’étude de la littérature orale : le conte. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24e année, N. 5, 1969.
[1] Tenèze (Marie-Louise), Introduction à l’étude de la littérature orale : le conte. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 24e année, N. 5, 1969.Marie-Louise. P. 1108.
[2] Gudin (Paul-Philippe), Contes, P. Mongie, cours des Fontaine, Paris, 1806.
[3] Ce conte est repris sous plusieurs titres comme « Panse de brebis », le prince pénitent (dans Histoires maghrébines, rue de France de Marie Féraud, KARTHALA Editions, 1 janv. 1985 – 168 pages (p 99, 111)), Où il est question de ‘Djafer Blanco’, présenté comme le fils de Haroun Al-Rachid (P. 111). Dans l’histoire, Ja`far ben Yahyâ ou Djafar al-Baramika est le fils de Yahya al-Baramika chargé de gérer le califat.
[4] Aceval (Nora), L’Algérie des contes et légendes, Maisonneuve et Larose, Paris, 2003. (P 29)
[5] Rahmouni (Aicha), dans « Storytelling in Chefchaouen Northern Morocco: An Annotated Study of Oral Performance with Transliterations and Translations » BRILL, 28 nov. 2014 – 454 pages (page 198 dans la note de bas de page N° 137)
[6] Legey (Doctoresse), Contes et légendes populaires du Maroc, African Books Collective, Editions du Sirocco, Casablanca, 2010, (p 159)
[7] Seulement roi dans la bible, car, selon ce qui est dit dans le christianisme, vers la fin de sa vie il a été detourné de la foi par ses nombreuses femmes (voir L’ANCIEN TESTAMENT, LES LIVRES HISTORIQUES, LE PREMIER LIVRE DES ROIS, CHAPITRE 11). Il est cependant prophète dans le coran (SOURATE 2, AL-BAQARAH, VERSET 102 : “Et ils suivirent ce que les diables racontent contre le règne de Solayman. Alors que Solayman n’a jamais été mécréant, mais bien les diables”.)
[8] Oussedik (Tahar), Contes populaires édité, Entreprise Nationale Du Livre, Alger, 1985. (p. 49).
[9] Benchikh ath Melloouya (L’Hocine), Conte et légende berbère, Union des Ecrivains Algériens, Alger, 2003. (p 82)
[10] Le destin d’un enfant, contes populaire de Tahar Oussedik, entreprise nationale du livre. Alger .1985. (P 32). (L’expression exacte est modifiée pour l’usage de la rédaction (originale : “Je prèfère mettre fin à mes jours moi-même”).
[11] Le destin d’un enfant, contes populaire de Tahar Oussedik, entreprise nationale du livre. Alger .1985. P.36.
[12] Le destin d’un enfant, contes populaire de Tahar Oussedik, entreprise nationale du livre. Alger .1985. P.37.