
UNE INTERPRÉTATION CAUCHEMARDESQUE
Haro sur une théorie du sadomasochisme israélo-palestinien
(avant qu’elle ne soit inventée…)
Christophe Baticle, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, France
Intervention faite lors de la 13ème Conférence internationale du Centre JiL Portant sur :
La Palestine … Une cause un droit
Tripoli | Liban le 2 et 3 Décembre 2016.
Le Collectif La Forge, composé d’artistes et de scientifiques[1], a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie[2]. Après Habiter un bord de fleuve[3] et Habiter un bord de ville[4], s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine.
Il brosse le scénario, heureusement imaginaire, d’une théorisation nauséabonde dans laquelle les victimes deviendraient des masochistes consentants, voire plus, les demandeurs de leur propre supplice. Cette idée est probablement née des relents d’interprétations néo-réactionnaires qui, justement, abondent sur certaines ondes radiophoniques et télévisuelles. Que la lectrice ou le lecteur veuille bien nous suivre dans cette triste constatation quant à l’état de la pensée dans les pays occidentaux, au point qu’on en arriverait à dépasser nos « maîtres » dans l’ineptie, pour ainsi leur suggérer une facilité interprétative bien pratique au fond. Les palestiniens ne seraient en fait que des masochistes, auxquels la composante actuellement dominante de la société israélienne offrirait le cadre plus qu’idéal dans la réalisation de leurs fantasmes de persécution. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes… masochistes. Mais plus sérieusement, cette idée ne ferait que reproduire la vieille antienne selon laquelle les dominés seraient les complices de leurs dominateurs. Or, considérer qu’il existerait des conditions historiques et culturelles favorisant objectivement l’émergence d’une psyché collective de type masochiste est une chose ; arguer du fait que le misérabilisme auto-dévalorisant peut aussi constituer un atout dans les rapports de forces internationaux en est une autre qui peut s’entendre ; mais n’ira-t-on pas, dans un avenir proche, jusqu’à prétendre que la domination d’un peuple martyrisé serait mue par un désir subjectif d’être dominé. Dénonçons par avance cet alibi avant même que l’idée ne vienne à la conscience d’esprits encore plus aliénés que le nôtre.
I.] DU SADOMASOCHISME ET DE SES INTERPRÉTATIONS
Martin Luther King déclarait « I have a dream » et déclamait par ce célèbre discours[5] son rêve d’une société plus juste, dans laquelle la couleur de la peau[6] ne serait plus un facteur de discriminations. N’ayant pas le talent d’un pasteur et les voyettes de mon sommeil restant insondables, je dois bien reconnaitre avoir fait, pour ma part, un véritable cauchemar. Probablement perturbé par la pensée néo-réactionnaire de quelque Zemmour, et autre Finkielkraut[7], omniprésents dans les médias et parfois auréolés par la reconnaissance académique, je me suis réveillé un matin avec une profonde sensation de malaise… et sans plaisir hélas (masochisme, si tu seulement tu me tenais…). M’était venu à l’esprit que l’on pourrait, un jour, interpréter le drame qui se joue depuis plus d’un demi-siècle au Proche Orient comme on le ferait d’une scène sadomasochiste. Qui sait si un auteur n’aurait pas l’idée de prendre cette structure théâtrale, parfois pathétique[8], comme support d’une glissade métaphorique. Bien entendu, les expériences tout aussi pathétiques de la vie n’étaient probablement pas étrangères à l’apparition de ce schème du plaisir trouvé, dit-on, dans le déplaisir, du bien-être dégagé pour certain-e-s de la souffrance. Je souffre, donc je jouis ? Ou plutôt Je doute d’être ce à quoi j’aspire être et cela me fait souffrir au point d’en rechercher la catharsis dans une autre douleur ? La pensée cartésienne, au-delà de ses errements instrumentalistes, méritait peut-être mieux que cette déclinaison du fameux cogito.
Mais on dit que parfois la réalité rejoint la fiction. Car en réalité, cette thèse existe. Elle a été soutenue en France et c’est l’œuvre d’un sociologue[9]. Que l’on se rassure toutefois, il n’applique pas son schématisme théorique à la situation qui nous intéresse ici, mais en reste (plus sagement) au sadomasochisme sexuel, avec quelques extensions à son corollaire moral. Pour autant, qu’adviendrait-il si on se donnait l’ambition de passer des individus et de leurs alcôves aux sociétés et à leurs guerres ?
La sociologie de Georg Simmel, par exemple, n’hésite pas à briser nos représentations communes du conflit[10]. Plutôt que d’y voir nécessairement un facteur de désintégration, on peut percevoir dans l’affrontement entre des composantes sociétales le moyen pour les dominés d’accéder à la scène publique, voire d’exister au travers d’elle par le conflit qui se met en scène. Mais celui qui fut probablement à l’origine des approches interactionnistes en sciences sociales ne va pas jusqu’à caricaturer sa théorie en l’appliquant aux situations dramatiques dans lesquelles l’individu ou le groupe joue son existence physique et cette limite à la montée en généralité évite de confondre tout avec tout.
Loin de nous également l’accusation selon laquelle toute tentative d’explication sociologique à un phénomène initialement psychique serait obligatoirement vouée à l’échec. Il va de soi que les instances du psychologique et du social sont intriquées l’une dans l’autre, ce qui peut amener, d’un point de vue sociologique, à considérer qu’un type de psyché peut ressortir aussi d’une forme d’organisation socioculturelle, religieuse, morale. Philippe Rigaut[11], pour illustration, fournit une analyse socio-anthropologique pertinente et enrichissante du sadomasochisme, mettant en lumière le déroulé historique et idéologique du syncrétisme entre fétichisme et SM. Il se garde bien néanmoins d’en tirer des conclusions quant à l’organisation hiérarchique dans les entreprises ou la société tout court. Il y a bien des éducateurs pédophiles qui se sont choisi une profession potentiellement en phase avec leurs fantasmes ; de là à voir dans le fantasme une manière détournée de contourner le caractère phobique de nos sociétés à l’égard de la pédophilie, il y a un pas que nous ne franchirons pas.
I.1.) DU BDSM[12] AU SACRÉ, EN PASSANT PAR LA SOCIÉTÉ POST-MODERNE
Dans un premier temps il convient de résumer aussi précisément que possible la pensée du thésé dont il est question et à l’origine de cette réflexion. Ce dernier commence par rappeler des évidences avec lesquelles on ne peut qu’être en accord : la sexualité, propre à l’humain, est primo également une construction sociale ; secundo, le contexte culturel influe tant sur ses formes que sur les significations dont on la charge. L’auteur définit ainsi sa problématique : prendre le relai de la psychologie pour appréhender le SM en tant que processus sociologique, mu par des imaginaires de refus de la soumission ; un apparent paradoxe donc qui consisterait à faire du jeu dominant/dominé un renversement de la domination vécue sur la scène sociale. Mais comment définir le SM : la tâche est ardue. Une identité insatisfaisante rebâtie à partir d’un ensemble de pratiques sexuelles ? Gageons que les individus insatisfaits de l’image sociale qu’ils dégagent sont nombreux ; on comprend alors mal pourquoi certains passent par la scène SM sans recourir à la notion de « libidinisation » d’une douleur et/ou d’une humiliation vécue dans le cadre du trauma et associée donc à l’attention de l’être dont on espère l’amour. C’est la thèse défendue par beaucoup de psychanalystes, psychologues et sexothérapeutes[13], dont une part conséquente des freudiens. Le sociologue ici ne s’en sort qu’en distinguant un « masochisme soft » d’un « masochisme pathologique », sachant qu’il s’attachera à donner une explication au seul premier, ludique et rusé en quelque sorte. « Ainsi, le sadomasochiste soft cherche le plaisir et l’amour, la maîtrise de soi dans et par la maîtrise de ses propres pulsions, là où le sadomasochiste pathologique, au contraire, nie l’amour et demeure entièrement soumis à ses pulsions de mort » (page 20). Au final, nous aurions un « bon » et un « mauvais » masochisme, nous faisant retomber dans les travers, dénoncés par ailleurs, des jugements de valeur moralistes, dont les sciences ne sont pas exemptes bien entendu[14]. On pourrait préférer à cette dichotomie une structure ternaire du type de celle proposée par Michel Mogniat[15]. Ce dernier énonce une théorie DES masochismes, avec trois dominantes (compulsionnelle, déviante et perverse) qui peuvent se combiner plus ou moins entre elles, se transformer dans le courant d’un parcours masochiste, mais qui de plus s’insèrent dans deux formes majeures : le masochisme de situation et le masochisme d’objet. Au travers de cette théorie on recourt à des histoires personnelles, où les situations et les objets sont porteurs de symboliques signifiantes.
Se limiter donc à l’étude du soft, à savoir celui qui resterait sous contrôle, sans le « déchaînement chaotique des pulsions » qu’impliquerait au contraire le pathologique, c’est nier que toutes les formes de masochisme impliquent peu ou prou le contrôle de la situation, et en tout cas toujours sa recherche. Jouer à se faire peur ne s’exempte pas d’un scénario anticipé, ce que montre d’ailleurs l’auteur.
Plus encore, puisque la thèse ne porte que sur la dimension soft, encore faudrait-il pouvoir scinder, sur le plan analytique, les deux formes l’une de l’autre. Si le moteur libidinal du sadomasochisme trouve son carburant dans cette érotisation de la douleur, et plus globalement de la souffrance psychique, on ne voit pas comment séparer le soft du pathologique par autre chose qu’une échelle de grandeur, une question de degré par rapport à la transgression des normes, donc dans un positionnement sur l’ordre de la déviance. Le risque d’essentialisme n’est pas mince et la référence à la théorie durkheimienne inciterait à relativiser cette opposition soft/pathos[16].
Ce qui se révèle extrêmement intéressant dans ce travail, c’est finalement le néologisme qui ressort du lapsus d’un interviewé et que l’auteur reprend justement à son compte. Lors de l’entretien la langue fourche pour créer un condensé : le « sadochiste ». Or justement, le philosophe Gilles Deleuze[17] l’ayant suffisamment montré, le dominant dans une relation sadomasochiste est tout autre chose qu’un sadique. Il est en fait instrumentalisé par son/sa dominé-e qui l’éduque à « bien » faire mal, une antiphrase caractéristique du SM. C’est donc une relation masocentrée qui se déroule dans le SM et en cela on peut nommer le dominant, en réalité le simple porte-cravache, « sadochiste », pour éviter la confusion avec le sadisme, qui n’a que faire d’un-e dominé-e consentant-e.
Ce masocentrisme peut conduire à déifier le martyr volontaire et c’est, nous y reviendrons, la conclusion de cette thèse pour laquelle le masochiste serait en fait en quête du sacré. Hélas, n’est pas Jésus qui veut et nos sociétés pos-modernes orienteraient vers des formes moins sublimatoires que celles observées en Judée-Samarie-Galilée aux premières heures de notre ère.
I.2) LÀ OÙ ÇA FAIT MAL
Le glissement, pour ne pas dire la glissade, apparaît clairement à plusieurs reprises, mais une phrase l’illustre parfaitement : « Imaginons enfin un instant une société fonctionnant selon les principes sadomasochistes, il suffirait aux dominés et aux exploités de dire “stop” pour que cesse l’oppression, voire même pour que les positions dans la hiérarchie s’inversent » (pages 72-73). Non seulement cette situation a toutes les chances de ne jamais advenir puisque le masochisme est au contraire une volonté, selon l’auteur, de créer un contre-champ temporaire, une scène ludique dont on sort par une bonne douche (page 178), mais plus, la thèse défendue c’est aussi, et à bon escient, que la motivation masochiste n’existe que parce qu’elle est profondément distinctive (au sens bourdieusien du terme), voire carrément narcissique. Le masochiste y est décrit comme véritablement imbu de sa personne. Si cette interprétation se trouve être parfaitement plausible et adoptée par nombre d’analystes, dans ce cas comment la concilier avec l’hypothèse d’un renversement contestataire, voire possiblement révolutionnaire (?) si on suit la citation ci-dessus. Des sadomasochistes au pouvoir apporteraient-t-ils plus à l’égalité que si nous étions dans la situation d’un pouvoir réellement tenu par un patronat omnipotent associé à un gouvernement faussement du côté des plus modestes ?[18]
L’ouvrage dont il est ici question se développe en quatre mouvements, partant du rapport à la déviance à celui avec le sacré, en passant par les questions du pouvoir-domination et du temps suspendu, de la mort et de la souffrance.
En développé maintenant, il s’agit d’abord de montrer que, bien entendu, le SM est un objet sociologique, y compris lorsqu’il s’agit de son volant sexuel, l’humain répondant aussi à des logiques sociales et culturelles puisque les rapports intimes sont étroitement contrôlés par la morale. Par ailleurs, la sexualité, et par là les rôles dévolus aux identités sexuées dans cet exercice, structure donc bien les rapports sociaux de genre[19]. Toutefois, on pourrait objecter que la part sociologique de ce déterminisme emprunte le chemin d’une socialisation familiale, empreinte elle-même de relations interpersonnelles intimes relevant au moins autant de la psychologie. N’est-on pas ici face à un objet de science typiquement à la jonction des deux approches disciplinaires ?
La démarche de l’auteur, que l’on pourrait qualifier de « compréhensive » au sens wéberien du terme[20], l’amène donc à voir dans le SM un processus sociologique au-delà des pratiques et de leurs implications identitaires. Et à l’appuie de cette option, le sociologue note une contemporaine « démocratisation » des pratiques déviantes. On commence à appréhender le raisonnement : s’il y a un courant sadomasochiste[21] travaillant notre contemporanéité, amenant un développement de ces pratiques ou même une référence accrue au SM dans la publicité[22], les arts et la culture en général, c’est bien à la sociologie de s’en saisir en tant que science explicative des phénomènes sociaux. Si ce n’est que c’est un peu comme prendre l’effet pour une cause. C’est la raison pour laquelle on se demande si le terme de « démocratisation » est bien opportun. Chercher à comprendre pourquoi nos sociétés généreraient davantage cette attirance pour le SM pourrait en lui-même constituer un projet de recherche sociologique. En revanche, dans l’interprétation qui nous est ici proposée c’est le sadomasochiste et son discours de légitimation qui constituent le cœur du matériel analytique, comme si on prenait la justification patronale sur l’inégalité salariale au pied de la lettre. On cherchera en vain une typologie sociale des adeptes de telle ou telle forme de SM. En un mot, l’idée d’une construction sociale des sexualités, en lien avec des imaginaires culturels et des transformations sociales en cours, se justifierait, mais peine ici à convaincre dans la mesure où tout le problème réside dans l’administration de la preuve. Bien qu’il s’agisse d’une thèse, la sensation d’une tentative davantage essayiste domine. On attendrait par exemple une description assez fine de la méthodologie de recherche pour évaluer les limites de l’ambition. De la même manière, les matériaux d’enquête restent très minoritaires par rapport aux emprunts à d’autres auteurs, spécialement Véronique Poutrain[23]. On relèvera encore pléthore de formules interrogatives, comme si les idées étaient posées en tant qu’hypothèses.
Ces questions liées à la définition de l’objet expliquent certaines impasses, comme les difficultés à délimiter le sadomasochisme des sexualités dites hard, à expliquer éventuellement leurs porosités par des biographies sexuelles signifiantes. Lorsque par exemple on nous montre qu’il y a toujours une phase de négociation entre partenaires SM sur ce qui va se passer entre eux, et que le sociologue a observée dans des soirées spécialisées, on est étonné de ne pas avoir ensuite une description précise du contenu de la négociation à partir de ce qu’il a vu. On peut en effet postuler qu’il y a du sens dans ces actes ritualisés et qu’on ne négocie pas de la même manière une fessée et une strangulation, que le parcours des sadomasochistes n’est pas anodin quant au mode de négociation adopté.
I.3) POUVOIR ET DOMINATION : quel contre-pouvoir ?
Le deuxième mouvement nous déplace vers le traitement du pouvoir, effectivement au centre de la relation sadomasochiste. Et c’est probablement ici que l’extrapolation est la plus discutable. En introduisant son chapitre par une citation mise en exergue, à savoir que « le pouvoir s’exerce d’en haut, mais [qu’]il vient d’en bas », on assiste à un renversement qui amène à lire le SM comme une subversion. Ce décryptage porte à faire de la domination sadomasochiste une relation de servitude simulée. « Le SM devient alors l’érotisation du pouvoir qu’il détourne de son but » (page 67).
Nous n’avions pas sur-interprété en entrevoyant, en amont, ce caractère subversif du SM. Il est en effet annoncé tel quel page 63. L’explication tiendrait dans l’observation d’une facilité quant à l’échange des rôles entre sadochistes et masochistes. Cet intervertissement (qui n’est pourtant que le fait des switch ?!) justifierait de penser que « la relation sadomasochiste interroge l’exercice du pouvoir » (page 71)[24]. Ainsi donc, plutôt que de revendiquer le partage du pouvoir, ou même l’absence de coercition, les partenaires SM pratiquent l’alternance[25]. Car « Dans une relation sadomasochiste (…), le rôle joué dépend des acteurs. La structure est fluide. (…) les deux parties en présence y trouvent satisfaction. Le sadomasochisme n’est donc pas qu’un simple reflet, une pâle copie de la hiérarchie sociale, il est créateur d’une structure finalement beaucoup plus souple » (page 72). Non seulement c’est une curieuse manière de fondre la domination[26] dans la question d’un pouvoir interchangeable quant aux mains qui le détiennent, mais nous sommes aussi un peu dans le monde de Chantal Goya[27] : ce matin un lapin a tué un chasseur, mais demain le chasseur reprendra son fusil. Heureusement, ce qui suit nous ramène aux bonnes pages de Deleuze sur l’orgueil démesuré du soumis, qui « déploie des trésors d’ingéniosité » (page 74) pour dresser son sadochiste à l’image de ses fantasmes. C’est là le défi du masochiste et toutes les provocations sont bonnes pour obtenir la punition recherchée.
Mais là encore, l’inspiration lumineuse du philosophe (et néanmoins fondée sur une analyse de texte pointilliste) est poussée au-delà des limites du cadre qui lui a donnée naissance et l’on se retrouve de plain-pied dans la vie sociale car, pour le sociologue « En cédant sur ce qu’il considère comme des détails, le masochiste maintient son droit à l’existence et à son espèce particulière de plaisir. Sa résistance prend la forme d’une docilité parfaite qui en devient une révolte »[28] (page 79). Le masochiste serait ainsi un gandhien qui s’ignorerait ? Non, il est au contraire parfaitement conscient et « fier » d’être « marqué par le destin », « un élu » (ibidem), courageux et rehaussé par sa capacité à endurer la souffrance. Seulement, toute la différence avec Gandhi tient dans le contexte politique et culturel d’une société indienne extrêmement violente, où la révolte du faible a montré ses limites. Le fait d’y prôner la non-violence est alors un acte politique. Or, même si le sociologue met en avant les entrepreneurs de morale[29] qui dénonceraient cette « perversion » sadomasochiste, on attend encore la Christine Boutin de la croisade anti-SM. Si on a tout juste eu droit à un procès au Royaume-Uni[30], c’est peut-être que les fans de « Johnny Johnny »[31] ne sont pas si menaçants pour l’ordre social hétérosexuel « vanille »[32].
I.D) UN TEMPS SUSPENDU : pont vers la sacralité
Dans le troisième mouvement, l’attention est portée sur l’importance de la séance SM comme mise en suspension du temps. Par la mise à distance du plaisir, au moyen de la douleur, le masochiste repousserait ainsi sa propre satisfaction, durée qui devient pour lui source de plaisir. « La sexualité classique conçoit l’orgasme comme le point culminant du plaisir. Le sadomasochiste trouve au contraire le sien dans la durée qui le sépare de l’orgasme perçu certes comme le maximum du plaisir mais également et surtout comme sa fin » (page 118). En résumé et à l’extrême, pour que ne cesse la jouissance[33] l’idéal serait encore qu’elle ne commence jamais. Les exégètes de ce paradigme pourront alors expliquer l’interminable longévité des conflits internationaux lus sous le prisme du sadomasochisme.
Certes, la suspension temporelle (qui peut faire penser aux jeux de suspension dans le SM) oblige à nous interroger, car les séances peuvent être d’une longueur infinie dit-on, bien que subsiste la question de la motivation à ainsi souffrir, ce que l’auteur appelle la « fonction » de cette temporalité distendue. La réponse apportée nous amène tout naturellement (?) vers le sacré, puisque c’est traditionnellement le domaine des dieux que de maîtriser l’écoulement du temps. Ce sera l’objet du quatrième mouvement. Mais auparavant, nous apprenons, par un retour de la psychologie, que la source de ce dispositif de mise en attente pourrait bien se trouver dans le trauma que nous évoquions plus haut. « (…) la victime d’un choc traumatique cherche à ne plus penser à la situation à l’origine de ce choc pour ne plus revivre l’angoisse vécue. Le masochiste, à l’inverse, cherche à reproduire et faire durer le plus longtemps possible ce moment, comme si le revivre lui permettait finalement de diminuer son angoisse » (page 121). C’est donc d’une érotisation des peurs dont relève le masochisme, et aux premiers rangs desquelles on trouve la déchéance des corps et pour finir la mort. Ce n’est donc pas un hasard si, plus loin dans la lecture, on trouvera des références aux contes qui offrent d’autres moyens d’exorciser les angoisses. Il s’agit en définitive d’« apprivoiser la mort », pour s’y préparer dans une version s’apparentant à une euphémisation, tout en cherchant à lui donner une signification par la confrontation avec sa simulation. Car au cœur de la fonction temporelle spécifique au SM il y a une « tension » et c’est justement celle-ci que l’on aimerait mieux comprendre. « Des pratiques comme le bondage ou l’enfermement relèvent de ce rapport au temps pendant lequel vont augmenter la tension et l’angoisse du soumis qui ne sait pas quel sort lui est réservé. L’excitation sexuelle est certes accrue par la souffrance, mais c’est avant tout le délai qui entre en jeu (…) » (pages 120-121). La comparaison qui précède avec la gastronomie (page 119) est peut-être excessive, car mettre le masochiste du côté du gastronome et les vanilles du côté des affamés sans raffinement, revient à nier la question des préliminaires, mais surtout cette mise en tension, instrumentalisant la durée, a également à voir avec une quête cathartique qui trouve ses origines en amont, dans une autre fonction signifiante, celle des usages psychiques de la culpabilité.
Pour rechercher dans le rituel SM une réponse à la confusion entre du pur et de l’impur, il faut bien que se soit produite une élaboration spécifique (psycho-sociale) de ce schéma dichotomique.
Une proposition était fournie dès la page 22. « En tant que processus, le masochisme se révèle producteur de pratiques et de schémas de perception différents de ceux imposés par la culture courante dans laquelle il s’inscrit. En cela, il s’avère être autant une parodie de la société[34] dont il est issu et dont il permet de combler certaines lacunes, notamment celles liées au besoin de se sentir unique. » Et quelle meilleure manière de rejoindre le panthéon des êtres incomparables que de devenir immortel ?
Ce passage pose néanmoins deux grands problèmes. Primo, n’est-ce pas accorder au masochiste une rationalité qu’il ne revendique d’ailleurs pas quant au fait qu’il chercherait en réalité à parodier les rôles sociaux institués ? Qu’il y ait chez les adeptes du SM quelques esprits soucieux d’intellectualiser la démarche masochiste au point d’en faire une scène critique de l’ordre social, pourquoi pas. Mais pour passer du fantasme de domination aux arts de la résistance finement décris par James C. Scott[35], il faut au minimum un passage par l’infra-politique. Or, « l’amour qui fait mal » ne pratique pas la subversion de l’ordre établi, bien au contraire. Un grand manager, en haut de sa tour de La Défense peut bien rêver d’une Domina qui le ferait ramper pour lécher ses bottes rouges, de retour devant son staff c’est lui qui donne les ordres. La parodie en reste au stade du burlesque dans le club SM, sans passer au renversement des rôles de la vie sociale et politique. Arborer un uniforme qui ferait penser à la Waffen SS peut bien constituer une dérision, ça n’en représente pas pour autant une arme pédagogique contre la nazification des cerveaux.
Quant aux lacunes de la société pour flatter l’ego des masochistes, si ceux-ci sont en effet en mal de reconnaissance, c’est une unicité en trompe-l’œil qu’ils produiraient. Jésus sur la croix a su se bâtir un statut de martyr planétaire ; à un autre niveau l’abbé Pierre se plaçait dans des attitudes de contrition qui pouvaient forcer le respect pour le fondateur d’Emmaüs, pourfendeur de la domination sociale des plus humbles, acteur concret de la lutte contre la grande pauvreté ; alors que le bondage contraint à l’inaction, dans la cadre confidentiel d’une séance qui se déroule en dehors de l’espace public.
Enfin le SM serait un moyen d’accéder au sacré, donc de se sortir du profane, selon une opposition classique chez Durkheim. Le sadomasochisme serait par là un rite initiatique qui, au travers de la déviance (notamment sexuelle), permettrait d’accéder à un temps autre, mais pas au sens d’une hétérochronie foucaldienne[36], mais simplement en mettant en suspension temporelle la satisfaction par le plaisir ; un plaisir à retardement en somme.
« (…) en parodiant la société dont il est un des produits par sa mise en scène du pouvoir et son utilisation de la souffrance et de la contrainte, le masochisme s’avère finalement être un moyen moderne de gérer l’équilibre entre le sacré et le profane, de passer de l’un à l’autre, de se parer des atours du sacré ».
En conclusion, pour cette première partie, il faut bien reconnaitre que le contexte idéologique actuel, en France notamment, invite au cauchemar. Mais plus tragiquement, ce résumé (certes critique) nous convainc d’un élément, à notre sens central, celui de l’impossibilité de traiter d’un sujet comme le SM de façon mono-disciplinaire. L’association d’une psychologie, au moins clinique, à la socio-anthropologie paraît indispensable pour éviter que les sciences sociales ne ratent leur objet, à moins bien sûr de traiter de la question comme le fait Philippe Rigaut, à savoir sans prétendre entrer dans les motivations individuelles pour le SM.
Décidément, si le sujet du SM est intéressant parce qu’il trouble le sens commun en associant les deux termes du plaisir et de la souffrance comme dans un oxymore, en combinant un ego démesuré avec le souhait de soumission, de n’être plus rien qu’un objet, pourtant cette fibre (à moins qu’il ne s’agisse d’un paradigme !) nous reste étrangère quand il s’agit de penser la société et son monde du travail, et encore plus les relations internationales. Pauvre cancre en la matière, peut-être qu’une lectrice aura le sadisme de vouloir nous initier, faisant ainsi découvrir un mysticisme inconnu. Mais par pitié, qu’on nous épargne alors la théorie du retournement des postures vécues dans cette théâtralité fantoche.
Nous aborderons dans un second temps de cette exploration la question des extrapolations auxquelles peuvent donner lieu les parangons les plus divers, et notamment la contradiction à apporter avec la situation israélo-palestinienne.
CONFRONTATIONS QUOTIDIENNES EN PALESTINES
Photo présentée par Anne Paq et Joss Dray, lors de leur exposé au « Printemps palestinien », le 3 mai 2015 à Montataire
II.] SURINTERPRÉTER ET INDIVIDUALISER LA RESPONSABILITÉ
A priori il n’y a pas de rapport entre le sadomasochisme et la situation qui affecte le Proche-Orient ; la série de guerres dont cette région a été la scène ; l’occupation israélienne qui s’y accentue, réduisant la Palestine à un archipel micronésien, une série de confettis territoriaux[37].
Comme on a pu le lire dans le premier volet de ce questionnement, la théorie qui a été discutée ne l’est pas par hasard. Deux motifs en justifient la critique. Tout d’abord et premièrement, tel que nous avons cherché à le montrer, il convient de se garder des extrapolations[38]. Le SM est une chose, ses liens avec le monde de l’entreprise, la dimension sacrificielle de rituels sacrés ou la société globalement en est une autre. A vouloir regarder sous ce prisme la réalité vécue, en dehors des relations sexuelles, on finit par interpréter la domination subie comme un désir d’être dominé.
Ensuite et deuxièmement, il n’est pas anodin de lire une pratique en la rapportant à des choix individuels. C’est de plus en plus souvent le cas. A généraliser « Le retour de l’acteur »[39], la société elle-même finirait par disparaitre au profit de la liberté des individus et de leurs choix rationnels. Sans vouloir réhabiliter une vision sociologiste de la vie collective, force est de constater qu’il subsiste néanmoins des déterminismes forts, y compris dans les formes d’organisation qui font la part belle au libéralisme. Rappelons que celui-ci n’est souvent retenu que dans sa dimension la plus économique : « laissez faire, laissez passer »… les marchandises et les « facteurs travail ».
A suivre donc cette voix théorique, on en arriverait à considérer que la contrainte n’existerait plus véritablement, que seul importerait le calcul d’opportunité par rapport à un ensemble de possibilités. Norbert Elias montre bien, tout au contraire, qu’il existe des relations de causalités réciproques entre l’individuel et le collectif, que liberté et contrainte n’existent que l’une par rapport à l’autre[40].
Pour ces deux raisons, il nous paraît pour le moins délicat de faire du sadomasochisme un paradigme pertinent pour étudier les situations conflictuelles mettant en jeu des collectifs, ici israéliens et palestiniens. Il s’agirait davantage d’une métaphore trompeuse quant à la réalité des relations entre belligérants.
II.A) DOMINATION ET POUVOIR PAR LA COERCITION IMPOSÉE
Sur la première ligne de contestation on trouve donc la question du pouvoir détenu au travers de la domination. Mais y compris dans les relations sexuelles de type SM, Véronique Poutrain établit une nette distinction entre la domination consentie et celle subie[41].
« Deux cas de dominations apparaissent ici : dans le premier, il est possible de parler de “domination subie” (dans le sens où le rapport sadomasochiste n’est pas choisi par les deux partenaires, mais imposé par l’un des deux qui l’accepte par amour) et dans le deuxième de “domination consentie” (dans le sens où le rapport sadomasochiste est choisi par les deux partenaires). Cette distinction entre ces deux types de domination est, dans ce contexte, indispensable. Le terme de domination recouvre ici à la fois les concepts de soumission et de domination : il s’agit ici de l’emprise qu’un individu peut avoir sur un autre individu, d’un rapport de domination » (page 51).
Cette distinction parait en effet essentielle : elle marque dans notre cas d’étude l’intentionnalité du dominé à plus ou moins souhaiter s’extirper du rapport de domination qu’il n’a pas choisi et qui relève bel et bien d’une contrainte par le pouvoir de la force, à la fois économique et militaire.
Pour bien le montrer, il suffit de voir avec quelle volonté les palestiniens développent une fierté contraire au principe masochiste d’exhibition de la souffrance. Lorsqu’elles font par exemple visiter leurs camps de réfugiés, les autorités palestiniennes ne cachent pas les difficultés de vie au quotidien, mais mettent également en exergue les réussites par-delà les obstacles posés par le blocus israélien. A Shu’fat, le 25 avril 2015, le comité populaire du camp est fier de nous montrer les infrastructures bâties grâce à l’aide internationale : sauna, jacuzzi, massage, yoga, physiothérapie et même fitness, le tout sous la houlette de la député palestinienne du secteur. Une attitude qui ne se limite pas aux édiles. Dans le camp de Balata, la veille, un enfant profite de la foule pour nous approcher discrètement. Sans jamais émettre de geste qui puisse être interprété de la sorte, il explique qu’il souhaiterait une pièce. C’est une femme qui, ayant interprété le manège, vient le sermonner en s’excusant presque pour lui. Ce n’est pas une surprise : toute la fierté palestinienne tient dans cette capacité à exiger la reconnaissance sans misérabilisme. Il n’est ainsi pas rare de trouver des visiteurs s’étonner de la misère qui règne dans les rues françaises : « Occupez-vous de vos pauvres, s’entend-on alors dire, nous nous occupons des nôtres. » On ne trouvera pas, dans la culture palestinienne, beaucoup de traces d’une quelconque valorisation de la contrition volontaire, bien au contraire. Lorsque la réussite sociale est malgré tout au rendez-vous, à force de débrouillardise, il convient d’en montrer les signes. Et même si l’on se débat dans des difficultés économiques patentes, les obligations en matière d’accueil imposent de faire la démonstration que l’on donne sans compter. C’est ainsi une exhibition qui tend à dissimuler la souffrance pour privilégier la mise en visibilité des facultés de résilience[42].
Mais le martyr dans ce cas pourra-t-on se demander ? Nous renvoyons ici au premier volet et à toute la différence qui sépare le supplicié à vocation politique et le masochiste. Qu’il y ait une dimension potentiellement masochiste dans le sacrifice de soi ne fait pas de tout masochiste un revendicateur en puissance. Pour prendre une comparaison, la dépression peut contribuer à expliquer le suicide ; elle n’en reste pas moins un symptôme.
Le pouvoir qui s’exerce sur les palestiniens passe par une domination qui n’est ni sadique, ni sadochiste ; elle est plus prosaïquement raciste ou à minima ethniciste. L’arabe y est perçu comme incapable de s’insérer dans une société « moderne » et « développée ». La stratification sociale reprend très clairement des principes excluant « l’impur », au point que les arabes de nationalité israélienne y sont des citoyens de seconde zone. Pour autant, la société juive israélienne n’est pas un monolithe de fantasmes dominateurs : on y trouve des militants de la cause palestinienne comme le montre bien Karine Lamarche[43]. Au-delà donc du « jeu » à deux, il y a d’une part des israéliens pro-palestiniens et des palestiniens qui jouent plus ou moins la carte de la collaboration.
De plus, le plateau des acteurs se complique encore si l’on considère la dimension internationale sur laquelle s’appuie le pouvoir israélien, et notamment le soutien indéfectible des USA[44]. Loin d’être le spectateur d’une scène ludique, la première puissance militaire du monde est au contraire le verrou de la domination subie par les palestiniens.
Enfin, la coercition des corps n’est en rien source de plaisir. Elle signifie la rupture des liens avec l’environnement parfois extrêmement proche, mais distinct par la présence du mur. On ne peut plus entretenir de vie sociale que sur son îlot ; passer d’un confetti territorial à un autre devient un parcours du combattant sans joie.
UNE POLITIQUE AGRESSIVE
Maillots vendus à Jérusalem (avril 2015).
II.2) EXPLICATIONS INDIVIDUALISANTES DES COMPORTEMENTS
Sur la seconde ligne maintenant, il nous semble que se pose un enjeu beaucoup plus problématique et autrement plus important. Il est en effet facile de s’apercevoir, en allant en Palestine ou en s’entretenant avec des palestiniens en France, qu’ils ne développent aucun assentiment avec la domination dont ils font l’objet. Ne parlons même pas de masochisme au sens strict, mais d’une attitude qui amènerait à faire le rapprochement avec une satisfaction retirée de la situation subie.
Au-delà encore, la métaphore masochiste s’insinue progressivement dans les manières de penser globalement les contextes où s’exerce un pouvoir omnipotent. Les contextes de harcèlement sont relativisés par des justifications culpabilisantes pour les victimes. A titre d’exemple particulièrement révélateur, l’émergence de la notion de souffrance au travail pour étudier les rapports de force entre salariés subalternes et détenteurs d’une autorité professionnelle édulcore précisément les questions de classes au profit de relations interpersonnelles. On dénoncera le petit chef qui « met la pression » sur son personnel, tout en relevant qu’il est lui-même l’objet de pressions, mais sans insister sur les fractions de classe qui sont alors instrumentalisées pour renforcer la domination capitalistique[45]. Surtout, la souffrance semble être un ressenti bien subjectif et commun à tous, permettant de dulcifier ces rapports très sociologiques entre dominants et dominés involontaires[46].
En d’autres termes, l’insistance sur les facteurs individuels de l’action sociale a eu pour effet de personnaliser les décisions et ce mouvement concerne tous les domaines de la vie : le travail notamment. Les offreurs d’emploi sont des « demandeurs » qui ont pour seul désavantage de n’avoir pas fait les « bons choix », quand ce ne sont pas purement et simplement des « profiteurs » du « système ». La théorie du SM ludique et « démocratisé » a eu pour avantage de ne plus cantonner l’analyse à la perspective strictement pathologique, mais par retour elle contribue à valider une vision à la fois individualiste et paradoxalement tribale des rapports sociaux[47], dans laquelle les liens affinitaires se trouvent dénués de causes surplombantes. En un mot, les approches dialectiques et holistes sont de plus en plus souvent battues en brèche par des formes d’individualisme analytique, « méthodologique » si l’on suit Raymond Boudon[48].
Malgré que ces perspectives aient été fondées à partir de terrains très occidentaux, dans des sociétés où la promotion de l’individu-roi laisserait penser à un social sans société, on en généralise régulièrement les résultats à des formes d’organisation relevant plus des logiques communautaires. Et il existe effectivement moult exemples de cette socialisation des communautés. Pour autant, il n’est pas aisé de translater des concepts élaborés dans des contextes précis à d’autres configurations sociétales.
Pour exemple, les interprétations mi communautaristes, mi individualisantes qui ont cours pour expliquer le contexte dans lequel nous sommes entrés au Proche-Orient depuis l’automne 2015.
Cette résurgence de la violence, parfois appelée Troisième Intifada ou Intifada des couteaux, aurait fait à ce jour 28 morts chez les israéliens et environ 200 parmi les palestiniens. Sur place les observateurs font état d’une situation de désespérance extrême, d’un sentiment profond de blocage qui pousse de très jeunes gens (garçons mais également filles, ce qui s’avère relativement nouveau à cette échelle) à se jeter dans des formes d’actions qui s’assimilent à des immolations protestataires. Or, du côté israélien on a une toute appréciation de ces actes. Trois explications viennent en effet relativiser la portée politique de ces frappes individuelles.
- Une explication reliant les attaques à une fanatisation de leurs auteurs. Ici, l’islamisation radicale n’est plus une conséquence politique de l’impasse économique, sociale et géopolitique d’ensemble, mais devient une cause en elle-même, nourrie par l’antisémitisme ;
- Une interprétation individualisante tendant à voir dans le martyr un être suicidaire qui trouverait dans cette forme de mort une manière de l’auréoler d’une cause à défendre ;
- Une lecture communautariste, dans laquelle on amènerait au suicide des personnes subissant l’opprobre de leurs proches, comme dans le cas de relations sexuelles avec des israéliens qui auraient été rendues publiques[49].
Par ces manières d’éluder le politique, on renvoie les auteurs dans deux grandes catégories de stigmates : la fragilité individuelle et l’omnipotence du groupe. L’incompréhension génère ainsi des explications incompréhensibles. Comment ignorer en effet que ce nihilisme s’est alimenté de réalités bien concrètes : absence de perspective, blocage de la moindre initiative par la fermeture physique des territoires, négation de l’existence par la non-reconnaissance d’une Palestine politique, et ce au moyen d’une colonisation galopante. Comment également refuser de voir que cette génération est celle des accords d’Oslo, soit de négociations qui devaient aboutir aux deux États, pour se terminer par une peau de chagrin.
A bien y réfléchir, nous ne sommes peut-être pas si loin du moment où les analystes patentés concluront par une forme de masochisme palestinien et ce serait là la plus terrible des méprises, en plus d’un affront à la réalité.
[1] Cf. www.laforge.org
[2] Voir le site du laboratoire Habiter le Monde : http://www.habiterlemonde.org/
[3] Le fleuve Somme, en Picardie, où il s’agissait d’étudier une opération de gentrification, aboutissant à l’évacuation d’un camping de pêcheurs ouvriers du Nord de la France. Voir l’ouvrage Nous sommes ici, François Mairey (dir.), Liancourt, Dumerchez, 2011.
[4] Voir l’ouvrage Hors la République ? Habiter, François Mairey (dir.), La Forge, Liancourt, Dumerchez, 2013.
[5] Prononcé le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial, à Washington, comme point d’orgue à la marche pour les droits civiques.
[6] Dont le caractère distinctif est d’ailleurs très relatif, tant l’image du continuum s’impose quand il s’agit de couleur : Obama est-il noir ? Ceci étant dit en passant, mais pour bien relever que le marquage social d’une différence est aussi affaire d’arbitraire. Ce qui est certain en revanche c’est que le président des Etats-Unis d’Amérique est bien affilié à la haute bourgeoisie d’outre-Atlantique. De ce point de vue il est du côté des dominants et peu importe s’il avait des fantasmes maso, qui ne changeraient rien à cet état de fait.
[7] Cf. le pamphlet de l’historien Daniel Lindenberg : Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris, Seuil, 2002, qui vient d’être réédité en 2016.
[8] Et recherchée pour ce motif, le plaisir retiré de la honte étant un puissant moteur chez le masochiste.
[9] Damien Lagauzère : Le masochisme : du sado-masochisme au sacré, Paris, L’Harmattan, 2010, « Logiques sociales ».
[10] Georg Simmel : Le conflit, Paris, Circé, 2003 [1908], préface de Julien Freund.
[11] Le fétichisme : perversion ou culture ?, Paris, Belin, 2004, collection « Nouveaux mondes ».
[12] On trouve plusieurs propositions pour cet acronyme, mais globalement il renvoie à Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sado-Masochisme.
[13] Cf. Noëlle Navarro sur http://www.psychologue.fr/ressources-psy/sado-maso.htm
[14] L’auteur, à la suite de beaucoup de théoriciens, critique en effet les aspects moralistes de la psychanalyse freudienne et montre qu’elle relevait aussi de la morale de son temps. Mais c’est aussi notre lot commun que d’écrire dans une époque.
[15] Le masochisme sexuel, Paris, L’Harmattan, 2009.
[16] Cf. Emile Durkheim : « Crime et santé sociale », 1895.
[17] Présentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967, collection « Arguments ».
[18] Toute ressemblance avec des faits existants, dans un pays autre qu’imaginaire, ne serait évidemment ici que coïncidence purement fortuite.
[19] Sachant qu’il convient ici de ne pas se limiter au masculin et au féminin, mais d’étendre le genre à toutes les identités sexuées dans leur grande diversité.
[20] On s’attendrait d’ailleurs à trouver Max Weber dans les références bibliographiques, ne serait-ce que pour ses apports méthodologiques.
[21] Comme Emile Durkheim parlait de courant suicidogène traversant les sociétés à certaines périodes critiques de leur histoire. Cf. Le suicide. Etude de sociologie, Paris : éditions Félix Alcan, 1897. Réédité régulièrement par les Presses universitaires de France.
[22] On se souvient de la pâte à tarte Babette…
[23] Sexe et pouvoir. Enquête sur le sadomasochisme, Paris : Belin, collection « Nouveaux mondes ».
[24] Pourvu que le patron de La Forge, notre maître à tous, soit switch…
[25] Comme en politique finalement, le pouvoir change de couleur, mais reste omnipotent.
[26] Pourtant bien distinguée de la notion de pouvoir (page 65) par l’auteur de ces lignes.
[27] Voir la chanson « Un lapin », 1977.
[28] C’est nous qui relevons.
[29] Faisant référence à Howard Becker.
[30] Contre des adultes consentants, ce qui était, il est vrai, assez affligeant de la part de la justice.
[31] Cf. la chanson « Fais-moi mal Johnny », écrite par Boris Vian, composée par Alain Goraguer en 1955 et interprétée pour la première fois par Magali Noël en 1956.
[32] Entendre par ce terme les gadjé des gens du voyage, les goy des juifs, l’autre en somme, en remerciant le lecteur (la lectrice) d’éviter toute interprétation allant dans le sens d’une hostilité aux gens du voyage ou à connotation antisémite.
[33] « (…) le SM tente de rendre cette éternité au plaisir » (page 121).
[34] C’est encore nous qui relevons cette expression.
[35] In La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris : Éditions Amsterdam, 2009.
[36] Cf. Michel Foucault : « Des espaces autres », conférence donnée le 14 mars 1967 au Cercle d’études architecturales, publiée dans Dits et écrits, Paris : Gallimard, 1994, t.4, pages 752 à 762.
[37] Cf. Jean-Paul Chagnollaud et Souiah Sid-Ahmed (avec la collaboration de Pierre Blanc) : Atlas des palestiniens. Un peuple en quête d’un Etat, Paris : Autrement, collection « Atlas/Monde », pages 76 à 171.
[38] Rappelons ici la définition du terme : « généralisation hardie à partir de données fragmentaires » ou encore « prolonger la validité d’une loi, ou la connaissance d’une fonction, au-delà des limites dans lesquelles elle est donnée. »
[39] Cf. Alain Touraine : Le retour de l’acteur. Essai de sociologie, Paris : Fayard, 1984.
[40] Cf. La société des individus, Paris : Fayard, 1991.
[41] Cf. Sexe et pouvoir. Enquête sur le sadomasochisme, Paris : Belin, collection « Nouveaux mondes », pages 47 à 51.
[42] Cf. Boris Cyrulnik et Claude Seron (sous la direction de) : La Résilience ou Comment renaître de sa souffrance, Paris : Fabert, 2004, collection « Penser le monde de l’enfant ».
[43] « Quand les occupants défilent avec les occupés. Étude d’une coopération paradoxale entre militants israéliens et palestiniens », in Participations, n°12, 2015/2, pages 217 à 243.
[44] Cf. Omar Massalha : Israël et Palestine : deux émanations inachevées de l’Occident ?, Paris : PubliSud, 2006, collection « Avenir de la politique ».
[45] Cf. Karl Marx : « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », 1852.
[46] Cf. Christophe Baticle : « Souffrir : au-delà du dénominateur commun », texte sur le site laforge.org. Thème « Habiter un bord de ville ».
[47] Cf. Michel Maffesoli : Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris : Méridiens-Klincksieck, 1988. Dans un compte-rendu de lecture sur l’ouvrage, Anne-Marie Laulan remarque : « Dans cette perspective de participation, le sexe tout comme les sentiments religieux sont des modulations de la passion. » Voir Communication et langages, n°1, volume 76, 1988, page 120.
[48] Cf. La logique du social, Paris : Hachette, 1979.
[49] Cf. l’émission « Interception », sur France Inter, dimanche 3 avril 2016.